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Milène Tournier | L’influenceuse influencée

Milène TournierMilène Tournier est née à Nice, en 1988. Elle est docteure en études théâtrales. Sa thèse, dirigée par Hélène Kuntz, s’intitule “Figures de l’impudeur: dire, écrire, jouer l’intime (1970-2016)”. Son texte « Et puis le roulis » est édité aux Editions Théâtrales. Son texte « Nuits », un monologue insomniaque, est édité aux Editions La Ptite Hélène. Elle pratique l’écriture vidéo et partage régulièrement son travail sur Facebook et sur Youtube. Certains de ses poèmes sont publiés dans la revue de poésie contemporaine « Place de la Sorbonne ». En 2017, elle tourne dans « Automne malade », un court métrage réalisé par Lola Cambourieu et Yann Berlier. Elle est par ailleurs professeur documentaliste dans un lycée professionnel. Elle participe en 2019-2020 au programme de résidences d’écrivains de la Région Île-de-France. Son premier recueil de poésie, « Poèmes d’époque », a été édité en 2019, dans la collection « Polder » de la revue «Décharge », préfacé par François Bon. Son second recueil de poésie, « L’autre jour », paraîtra au printemps 2020 aux éditions Lurlure. En 2019-2020, elle écrit, sur une commande de Lena Paugam, « Lamentito » (festival d’Avignon 2020, théâtre du Train bleu), une pièce de théâtre épistolaire, une lettre écrite et dite à l’intention d’un spectateur inconnu, dont on ne sait plus rien, qui a disparu depuis longtemps et qui, peut-être, est dans la salle.

 

 

Sortes de “pain du jour”, je marche et filme des bouts, des moments de ville, à partir desquels, le soir, j’écris. Je voudrais, iphone en main, débusquer la poésie du quotidien, la vitalité du banal. Le souvenir, pour ces marches d’écritures, des fugues de Rimbaud, de Charleville à Paris. Le souvenir de sa fuite, un matin quitter l’Europe. L’autre continent, comme godillot gauche et droit, de l’Afrique, l’Abyssinie finale, le rêve de Zanzibar. Il n’y a pas de nouveau monde à découvrir qu’à creuser celui ci qu’on a là sous l’ongle, et comme des Antigones aller déraciner les lumières. Quel nouveau rapport inventer, au temps, au flux, lorsqu’on a avalé l’idée de la fin, de toute fin, en même temps que celle d’éternité, de sans doute quelque part l’éternité ? Quand zoomant à deux doigts sur l’écran et la petite pupille de la ville reproduite, j’écarquille, sans l’éponger, un mystère. A l’inverse des « influenceurs » de Youtube, être influencée, infusée, et livrer ville et je à la youtubéance.

 

Contextes

 

Extra-textes

 

Fins de textes

 

Inter-textes

 

Bonus-textes

Jolyon Derfeuil | Poèmes et Pixels

Jolyon Derfeuil

Jolyon Derfeuil

Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil s’est d’abord découvert une passion pour la poésie dès l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi Pierre Reverdy, Antonin Artaud et les poètes surréalistes. Dans la foulée, il fréquente plusieurs ateliers d’écritures et intègre la rédaction de diverses revues… Après des obligations malheureusement militaires, il entre à l’université d’où il ressort avec une maîtrise de lettres modernes et surtout l’envie de faire des films. Il réalise un premier court-métrage, « L’homme qui sentait les livres » qui obtiendra le grand prix du festival du film artisanal de Joyeuse en Ardèche.

La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de films ou de clips mais toujours dans un esprit d’indépendance sans pour autant délaisser l’écriture poétique.

De 2005 à 2010, il anime entre autres des émissions de radio consacrées auSlam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free Jazz. En 2012, il crée son association, les « Films d’Albert ». Depuis 2016, il intègre le Collectif du Printemps des Poètes d’Angers ou il crée des performances poétiques mêlant textes et vidéos comme « Poèmes & Pixels », « La Tignasse » ou « La gorge ».

Filmographie sélective : « l’Homme qui sentait les livres » (2001) ; « Cœur à la peau dure » (2003) ; « Une pièce unique » (2012), « Poèmes & Pixels » (2015)

 

 

1. Le même en bleu

J’étais un réfugié

Dans un ciel de passe

Un dieu ventriloque

Me disait la route

Au sortir du rêve

La terre se retournait

J’étais un insoumis

Qui mourrait de faim

Avec les fantômes

Un vent bien monté

Me faisait marcher

Et les mots toujours

Etaient les premiers

J’étais dans un mauvais rêve

Où de lents miroirs

Reflétaient le soir

Un oiseau sur l’oreiller

Me regardait parler

C’était avant la mort

La vie des paupières

J’avais comme survivant

Mon chien d’étoile

Compagnon précoce

Qui pissait sur mes silences

Et l’odeur me remontait

Comme la mémoire

Revenait par la pluie

J’étais un petit garçon

A l’école des poux

Un maître buissonnier

Me faisait la leçon

Et j’apprenais à courir

Pour devancer l’aube

2. Murmures de secours

Pas d’orage ce matin.

Mes oreilles dans l’embuscade du silence.

Dernière dédicace du jour, sur une route de campagne

Celle qui glace et glace encore

Même à midi pile.

Sur ce territoire qui n’est plus le mien

Un futur peut-être, jettera l’éponge.

En route vers de nouveaux canaux.

Des récifs et des coraux de terre Gravent dans ma bouche

Le vœu de la soif ou de la corne.

Je ressuscite le vieil instinct des hommes.

Un ciel blanc tourmenté de corbeaux

Eclaire les ruines de mon ancienne urbaine.

Comme la solitude est propre

Pendant le corps immobile,

Celui que j’ai défait de mon ombre solaire

Et refait sous les rayons de lune.

La langue tourne à vide.

Projet de viande, sons des papillons Un peu d’enfer pour revivre.

Maintenant je suis un minéral.

Je suis l’eau de la sueur

Qui débordait mes tempes.

Ultime livraison de l’humanité

Avant la mort du temps.

Je peux pleuvoir sur un champ de blé

Et penser infiniment.

C’est une planète désertée de ses poètes,

De ses milliards de rimeurs fous,

Une planète ravie de ses nerfs…

O mortels, morts de chaud,

Vous pouvez croire et être crus.

Moi, j’écris en marchant

Car c’est le début de l’exil…

Je décrète

Une solitude de combat Et le renfort des oiseaux.

3. Réfractaire

Ce soir

Ce soir, gorges pleines, oreilles internes

Ce soir, chaos et dépravation

Ce soir, restes de vertiges au fond des yeux

Ce soir, l’air bâillonne la solitude

Il y a

Un rêve coincé entre le front et le futur

Celui qui ne pourra jamais sortir de ma tête

Le jus de la douleur

Sous le volume de la musique Il y a

Dans le cœur de la ruelle

Des boîtes de bières à moitié vides

Et qui traînent derrière elles

Des sermons bavards

Et des envies de néons bleus

Sous le bitume, les mauvaises habitudes

Le corps à corps teigneux des rats de synthèse

Moi, je relève celui qui récidive,

L’apprentissage de la flemme

La flemme

Dans un club

Un contrebassiste un peu philosophe

Rêve de crever les yeux

Au manager de dieu

Ce soir, c’est le petit soir

Passé à épuiser le sens

De tous les mots de la violence

Oubliés avant demain matin

Un souffle titanesque et inutile

Pour enlever la poussière du vinyl

Et nous voilà réfractaire

Et heureux d’être à l’envers

Encore un soir au cœur de la sève

Encore un soir à mixer du rêve

Addition de saxophone et de piano

Soustraction de larves sous la peau…

Rumeur d’écume et greffe d’étoiles sur les ondes

Pour celui qui sèche les lunes et les blondes

Odeur de plume brûlée

Et de sel à moitié volé

4. Mon père avait réglé l’heure

Mon père avait réglé l’heure

Le jour

le mois

l’année

Ma mère avait réglé l’heure

le jour

le mois

l’année

Et moi j’ai tout déréglé

Allant à rebours de la montre

J’ai penché vers le sang Sentiment de ma durée

Et je n’ai rien trouvé

Dans mon ombre un enfant perdu

Qui a fait sa mue

Et un autre qui brûlé le coffre à jouets, les légos, les avions en papiers

Perdre et gagner

Téter le verbe et la violence

Tout ce qui fait sans délai

De notre vie

Un histoire

Je m’appelle Aimé, Abel, Jules

Jojo la terreur,

Je m’appelle Albert

Je m’appelle comme mon père

5. Qui a déjà eu sommeil en ville ?

Qui a déjà eu sommeil en ville ?

Moi je ne sais pas je ne sais plus Je n’ai plus la moindre paupière

J’ai vérifié toutes les pluies tombées des toits

La grêle sur les passants

La neige sur les voitures l’hiver

J’ai remonté le temps sur les trottoirs de l’errance

L’autre jour au feu, il y avait cette vielle femme qui tendait la main

Et nous l’avons laissé faire

Il y a bien des gestes d’humanité modifiés par l’ennui

Et des jardins ouverts

Mais personne ne revient en arrière

La charité ne peut pas se garer

Dans une autre jeunesse j’avais soif dans la rue

A force de courir après les autres enfants

Sous le soleil malmené des boulevards

La tête en l’air, les yeux sur de vagues statues,

Le nez plein d’une odeur de carton moisi, de vin chaud

Qui pouvait courir mieux que moi,

Tout connaître des flaques d’eau, des réverbères ?

Mais qui cache encore son sommeil sous la pluie ?

Quelle est donc cette ville vivante dans ma tête ?

Dans ceux qui passent en face de moi, quelqu’un à oublier de rire…

Mais ils se ressemblent tous.

L’un d’entre eux sera fauché faiseur de joie

Avant l’aube, la montée de la mer,

L’horrible origine des douceurs que je côtoie en souvenir

6. C’est un après midi de bruine

C’est un après midi de bruine

De sourcils tout confort ou parasite l’insouciance

Ou nos yeux sont délavés sans être fermés C’est le corps de la vitre qui ruisselle

La langue entre les feuilles

C’est pour lécher l’air sans effort

Rêves uniformes à grand renfort de crochets

Mouille un peu la paupière pour tenter l’aventure

La-haut, un coin cotonneux

Une brèche par ou passe l’arc-en-ciel

Et finir le jour comme çà

A toiser des moineaux bleus

Rigoles sur les joues : liquide de l’ennui Tu peux rougir après si c’est le nez d’un mort

Mort de joie, gouttelette qui s’apprend, qui se boit…

L’esprit récidive, sèche tout seul

Et vole une ombre en bas de la nuque L’œil finissant

Il trace le contour des nuages Avant de voir le noir

le noir

7. Night shot

Elle est tout prêt

Elle est par là j’en suis sur

L’amoureuse des mots, la poésie nocturne, la vie ici bas Je n’ai que de maigres souvenirs d’elle

J’ai pleuré pour rester dans ma chambre et la séduire Elle est dans l’air

L’air de la nuit

Ou les chats font des brouillons de chansons avec les rats Je ne vais pas la retrouvé tout de suite

Elle a un corps si intransigeant

Elle est tellement spéciale

Une petite voix sous l’oreille m’appelle

Une petite vie soufflée dans du papier

Et là je me balade de l’autre côté de ma tête

Dans quel grenier me suis-je égaré

Dans quel lit ai-je débordé

Quels sont les gens occuper à s’aimer

Dehors, ou est passé le jour de nos danses ?

Une fois j’ai rêvé que j’étais un marchand de crayons

Et qu’à mon comptoir il n’y avait que des assassins, les assassins du silence Ecrire, crisser, faire du bruit avec des lettres pour tuer le présent

Et tâtonner comme l’aveugle,

J’ai encore cette manie de faire des gestes

Et de finir mes phrases

Sara Bourre | Chant d’Annabelle

Sara Bourre

Sara Bourre écrit et se produit régulièrement sur scène avec le collectif CLN (projet musical au sein duquel se rencontre poésie, matière sonore et visuelle), et le groupe Crashing Dolls.

Elle a publié des textes poétiques dans plusieurs revues, ainsi qu’un livre aux Éditions du Cygne « À l’aurore, l’insolence ».

Elle est actuellement en master de création littéraire à Paris 8.

 
 
 

 
 

Sous quel soleil te caches-tu
si tu te caches
si tu cueilles un à un mes cheveux dans la nuit
si le sable au coin des yeux te fait rire comme un fou à l’approche des tempêtes
je pense à toi comme on dérive
avec beaucoup de sang dans les paumes de main à force de m’accrocher aux branches

dans quel désert ton corps se plie

ma peau fantôme
ma peau de crime et de sueur
avec quelle main la sèches -tu
et quel regard donner à l’amour qui sans prévenir
se balance des falaises

donc tu me laisses
tu pars
tu avances dans l’oubli de mes yeux
parfois la nuit je te devine
la chambre bleue vacille
tu manques à ces murs
tu manques à tout ce que je touche
dans le sommeil je te sais droit et fière
les yeux plein d’un soleil rouge
les mains ouvertes aux fracas des mémoires des rires des cris

tu m’attends

lettre après lettre je trace l’histoire
je remonte à l’envers le chemin du corps
je joue à me crever les yeux à coup d’absence et de désir
je marche comme une aveugle
comme une morte
comme une folle – ils disent
avec leurs voix de fer
ils disent voilà la folle et je me courbe
je me découpe à l’intérieur
avec les dents je m’arrache et me donne à bouffer aux chiens
voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui se vautre dans toutes les ombres

je trace ton corps
je trace ta route et chaque matin
je t’attends sur la pierre brûlante
derrière la maison
là où aucun regard ne se pose

sous quel soleil marches-tu
Quelle routes
Quels vertiges
Est-ce qu’entre tes lèvres
mon nom encore
comme une prière
un appel
un chant
un cri

me voilà nue
bercée par le brouhaha des souvenirs
les pulsations de l’enfance
secouée comme une garce
par les mains larges de la honte

me voilà sans visage
et revenue de tout
me voilà sans raison
la peau du frère jetée aux marées noires de l’oubli
ma propre peau en vrac
dans la lumière crue
et la bouche
la grande bouche de ma mère qui
depuis ce jour
ne parle plus
juste le geste et faire mine de ne rien comprendre
ne rien savoir
ne pas cligner des yeux face à celui qui
sans un regard
un matin
ferme la porte et un pied devant l’autre
s’en va

la route sur laquelle je marche plonge dans la mer
je suis bête et violente au dedans
je suis abrutie par l’odeur de mon propre corps
qui sans toi continue
sa mascarade
son théâtre de pacotille
ses histoires à dormir debout
à l’envers
et qu’importe le sens de la marche
j’avance les lèvres sèches
assoiffée
bête et violente au dedans

voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui avance
avance
avance.

 

Marine Riguet | Le désert du vide

Marine Riguet

Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.

 
 
 

Depuis cinq mois qu’il marchait, il avait le soleil levant pour seul point de mire.
S’évaporait peu à peu tout ce qu’il avait quitté, jusqu’à son nom.
Il avançait sous une lumière sans jour ni ombre, dans une heure où se valent le soir et la naissance. Il ne faiblissait pas, ne trébuchait pas, ne priait pas.
Sa barbe recouvrait la moitié de son visage comme une croûte, et sa tunique, pourtant bien trop ample pour ses épaules, collait à sa peau.
Il avait enveloppé ses pieds dans des bandelettes pour que ses semelles ne les entament pas.

Devant lui, la terre. Devant lui, crépitant de silence jauni.
Les pousses dans leur lente crispation se confondaient aux pierres.

Il voulut cracher comme on s’humecte la gorge, mais il ne transportait rien, ni salive.
Ses épaules coûtaient. Sa nuque courbée, chaque enjambée faisait le poids d’un corps.
Il fuyait.
Sa marche était un interminable affrontement.

Il n’avait personne sur ses pas. Il entrait seul sur cette terre en dehors des routes, des promesses, des racines ; et il comprit que cette terre était sienne.

 

© Emma Duffaud

 

Ne dors pas.

Il faut leur coudre les paupières. Aux morts. Leur coudre les paupières pour préserver leurs images intérieures, que leur mémoire ne s’évapore pas par les yeux.

Ne dors pas. Il n’est nulle mort possible. La mort, c’est celle des autres, celle qui se voit, à la surface, qui se laisse regarder.

Ton existence à toi est une nuit sans commencement, de celles que l’on n’interrompt pas.

Le soleil s’élance. C’est pour toi qu’il s’étend, qu’il s’étire, pour toi qu’il brûle. Il est ton tatouage, ta sentence, ton clou, le passé en germe dans la moiteur de tes jours, il est le cœur qui s’essouffle en toi, devant lequel tu dois comparaître sans te dérober jamais, parce qu’il est l’œil, il est le ventre qui digère ton existence, qui t’accorde ton sursis et ronge ton repos, il est l’astre, le clown blanc sans ride, sans ombre, et il résonne, il parle à travers toi, il t’entend.

 

© Emma Duffaud

 

Le corps d’Annabelle. Invisible, dans la nuit, respirant sans se faire voir, sans soulever les couvertures, égal à tous les autres corps ; que la nuit dévoile, rend à lui-même, parmi tous ces autres corps, rend étranger, permis. Jusqu’à ce que sa main. Annabelle sur le matelas posait le dos de sa main. Si légèrement que le drap ne pliait pas. Écartée de son corps, donnée à la rencontre de mes doigts comme à la nuit, indifféremment, d’accord pour se faire happer, d’accord pour disparaître. Tant qu’on ne dérangeait pas le silence. Tant qu’aucun de ses mouvements ne crissait. Je n’ai pas su tout de suite. Sa main est apparue au bout d’un tâtonnement, d’un étirement de mon bras qui n’aurait rien dû rencontrer d’autre que l’air. Mais sans heurt. La main d’Annabelle dans la nuit n’était pas la main de ma sœur. C’était la main d’une autre, la main d’un corps parmi tous les corps, qui se donne sans appeler, qui réchauffe et tremble dans un frisson qu’on veut caresse, la main qu’on prend, qu’on retient en croyant serrer avec elle l’ensemble de l’être, la main qui se plie comme un cou et respire comme un ventre.  J’ai pris dans la nuit la main d’Annabelle qui n’était plus Annabelle. La main inconnue, la main nouvelle. J’ai rencontré la paume d’Annabelle pour la première fois.

 

Variations I & II

 

 

Suite du projet :
– vidéo-poème de Sara Bourre et Mathias Bourre (janvier 2020)
– exposition des peintures d’Emma Duffaud et live (printemps 2020)

Damien Guggenheim | Fuites

Damien Guggenheim

Diplômé en Arts visuels à l’École Supérieure des Beaux-arts de Genève en 2004, Damien Guggenheim vit à Paris. Son travail tente d’explorer la dimension narrative des œuvres à partir de la secondarité topologique du regardeur. Sa dernière exposition personnelle a eu lieu à la galerie Eyris Dadoun, en novembre 2018.

 
 
 
 
 

Fuites

Vidéo, 45’’, couleur, son, 2019​
Sans changer de tableau, la caméra passe de la première à la seconde pièce de l’appartement représenté dans les deux premiers panneaux de la prédelle de Paolo Uccello « Le miracle de l’hostie profanée », jouant d’une aberration de la perspective qui s’y trouve logée : la deuxième pièce contient la première qui est plus grande qu’elle. Ce qui se traduit par une disproportion des portes de gauche et de droite entre elles et par rapport aux damiers du sol. Le drame se divise ainsi en deux, selon le côté par lequel déborde l’événement, là où la narration se réduit à un sens qui fuit et à un bruit qui court.​

 

 

Gracia Bejjani | Fragments

Gracia BejjaniGracia Bejjani quitte sa terre natale le Liban à 20 ans, après un autodafé de tous ses textes de jeunesse. Cet acte fondateur relève d’un projet ou fantasme : donner une autre perspective à son écriture à laquelle elle dédie tout son temps. Du moins, celui qu’une vie professionnelle très chargée lui laisse. De manière récurrente mais non exclusive, ses écrits portent « naturellement » sur la guerre, l’exil, l’identité, le lien.

Textes brefs, récits, romans mais aussi photos-textes, vidéos-écritures, poésies. Publications sur YouTube, Instagram, Facebook et dans certaines revues comme la Plume Francophone. Elle a animé de nombreuses vidéos-live en philo directe et en littérature. Elle a par ailleurs fait partie de la programmation du Festival Extra, Litteratube, au Centre Georges Pompidou en 2018.

Son site personnel graciabejjani.fr regroupe l’ensemble de ses productions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marine Riguet | Hors-série

Marine Riguet

Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.

 

 

Tu seras sauvage
Tu garderas tes histoires comme des odeurs
à même la peau
Ta voix aura l’épaisseur des pierres qu’aucune nuit, qu’aucun jour ne perce
Tu habiteras les chemins qui ont ton allure
Tu marcheras le dos rond
le ventre lourd
comme la terre porte sa semence
Tu seras plein de ton royaume
des connus, des croisés, des souvenus et des invisibles
peu importe les noms
Tu emprunteras des langues, des bancs, des toits
et des traces de chaleur
Tu seras partout ce qui demeure

(On m’a appris que chaque homme portait au fond de lui un point de rupture vers lequel il ne fallait pas aller, pas creuser. Qu’on apprenait à travestir en suivant les routes tracées, en écartant de soi la vieillesse, les tremblements, l’insoluble. On m’a appris que chaque homme portait sa folie comme le fruit son noyau et qu’il ne fallait pas l’ouvrir. Je l’ai cru longtemps.)

Je me suis trompée
Je repars du début, de ma mort, je remonte
J’ai quitté mon nom
J’ai quitté les miroirs

Suis-je d’eau et de mots
Suis-je des gravats d’histoires
Et les graviers que je prends le soir dans mes chaussures pour des photos d’enfance
Ou toutes les figures de papier, de peau, de béton dépliées en villes

Suis-je dans chacune des traces qui me balisent
Comme des points de croix, de non retour
Des déchets que personne ne réarticulera

Suis-je la chaussée pour les jours migratoires
La vacance entre le ciment et les pierres
Ou les os qu’on noie dans la mer
Comme les pièces dans la fontaine, accrochées à un voeu
Et que fait-on des ombres qui se restent sur les rives avec nos haillons en plastique
Est-ce qu’elles se revêtent, est-ce qu’elles se portent encore
Ou s’évaporent
Dans le soleil

Suis-je l’arbre quand tu viens
Quand tu t’appuies debout
Un instant
Ventre de haut en bas
Racines écorces
Qui respirent en poussant
Un instant

Sommes-nous devenus des fugitifs
À quel moment

Ma mère m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant
Tu n’auras pas d’enfant, ma fille
Pas toi
Parce que ça ne peut pas être autrement bien sûr, la fille mère de sa mère
Tu as choisi, tu es la fille et la mère de ta mère
Tu n’auras pas d’autre enfant
Tu n’auras pas d’autre enfant dans ce ventre
Pas toi

Jusqu’à ce jour…
Je ne saigne plus
Je ne saigne plus
Plus de sang entre les cuisses
Tout à l’intérieur qui reste et qui grandit

Mon enfant
Je suis ta chambre noire du cœur à l’os
Mes jambes forcissent pour te porter
Et mon dos et mon ventre comme deux coques, comme ciel et terre autour de toi
Et mes seins qui s’emplissent et se tendent pour toi
Mon corps après le passage de l’homme
Après l’amour et les peaux qui se boivent se confondent s’agrègent
Mon corps ouvert et fermé, resserré sur lui, empli par lui
Après ce trou creusé par l’homme qui se retire et s’en va
Aimé jusqu’au sillon
Mon enfant de chair d’entrailles de réconciliation
Tu seras la mémoire des champs travaillés par nos mains et qui ont besoin de trois saisons pour mûrir
Des tiges qui montent dans le matin bleu, que les fleurs font plier
Et qu’on égraine en juillet en frottant dans des draps
La mémoire de la sueur sur l’échine, du blé parmi la paille
Et de la farine blanche dans la pliure des doigts
La mémoire de l’homme qui m’a prise pour refuge
Du midi qui se lève
Tu seras
Mon enfant

Ils répètent ils insistent comme une maladie
Ils répètent : plus rien qui ne coule ni ne vient
C’est dans les nerfs et non le ventre, le corps qui fait semblant
Et qui grossit d’inexistence
Ils répètent comme on cogne la pierre
Plus de blé, plus de terre
Ils répètent comme une maladie
Comme ma mère qui m’avait dit : tu n’auras pas d’enfant

 

On ne parlera pas
de ses mains au volant
de ses épaules apprises dans l’embrasure des matins et des soirs
en trois gestes
sa présence dans trois gestes
capitonnés de cuir de clim de pastilles à la menthe
et l’air émaillé de la ville entre vous
On ne parlera pas
entre vous
Seulement l’autoradio

Non, on ne parlera pas du père
apparaissant quand on se penche sur le rétroviseur
et le regard ailleurs
jamais droit jamais dit
mais dehors toujours dans l’arrière-pays
toujours dans les pierres
toujours ce que l’on quitte