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Henri-Pierre Jeudy | Découpe des territoires

Henri-Pierre Jeudy est sociologue. Il réside en Champagne, non loin de la diagonale du vide. Il est à l’origine de la revue Amplitudes, sise précisément sur le territoire.

 

 

Rainer Maria Rilke dans un court texte – « le paysage » – parle de l’aveuglement que produit « l’état des choses » dans lequel nous sommes immergés. « On sait combien nous voyons mal les choses au milieu desquelles nous vivons ; il faut souvent que quelqu’un vienne de loin pour nous dire ce qui nous entoure ; il fallut donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et avec un recul respectueux, car on ne commençait à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus ; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert1. » Lorsque je suis en train de marcher sur un coteau et que j’observe à l’alentour, les limites imposées pour la découpe de l’espace devenir plus tangibles, je vois distinctement des fils de fer barbelés qui forment la clôture des champs, des bouts de route, des bosquets isolés, un clocher d’église, une étable pour les vaches en stabulation, de telle sorte que mon regard peut s’arrêter sur chaque détail comme s’il participait lui-même à la distribution des lieux dans l’espace. Au gré de l’apparition des abords et des contours, j’ai cette impression étrange de me trouver à la naissance de la vision quand mon œil vagabonde en scrutant l’horizon après avoir perdu de vue les limites anthropiques de l’espace.

On pourrait considérer aussi que nous avons une conception nominaliste du territoire puisque sa découpe est réalisée par une distribution interminable de noms propres. Ces noms de pays, de contrées, de cours d’eau, de forêts, de villages désignent des lieux circonscrits qui offrent à la mémoire le souvenir d’une autre époque. Cette taxinomie forme à elle seule une lecture du paysage sous un mode pour le moins incantatoire : un nom de lieu prononcé donne à celui-ci une existence. Il est là et non ailleurs. Il ne bouge jamais malgré le temps qui passe. D’une manière allégorique, la représentation de la configuration détaillée d’une contrée peut naître de l’énonciation de chaque lieu, le poème ainsi composé n’étant qu’une suite rythmée de noms propres, lesquels deviennent, comme dans la poésie de François Villon, des noms communs. Cette vision nominaliste est étrange parce qu’elle va de soi, elle n’est plus réfléchie, elle s’impose comme une sorte d’évidence archéologique. Le nom prononcé se donne pour le signe immuable de l’existence réelle du lieu.
Le territoire peut aussi avoir l’air de disparaître dans un espace devenu « réticulaire ». Depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, dans la plupart des bourgades, les nouvelles constructions offrent l’aspect dominant de l’urbanisation des campagnes. Elles rappellent l’habitat des banlieues et enserrent comme un rhizome, le noyau patrimonial des villages et des petites cités. Ainsi chaque « lieu propre » demeure d’autant plus virtuel que l’entrelacs des réseaux semble en majeure partie abstrait – et peu visible – bien que l’urbanisation des espaces ruraux, ait adopté dans les pratiques du zonage, des figures réticulaires rendues visibles sur le territoire. Ce qui triomphe, c’est « l’esprit de réseau » dans toutes les modalités de consommation, et celui-ci a de sérieuses incidences sur le sentiment d’appartenance à un territoire et sur ses limites instituées, ostensibles ou non, en les projetant sans cesse dans l’espace indéfini de la communication. De plus, au cours des changements du rapport entre l’urbain et le rural, « l’urbanisation du rural » se réalise surtout dans le monde virtuel des réseaux et dans les effets de la disparition des modalités anciennes des échanges. Il se forge alors une relation complexe entre l’abstraction de l’urbanisation globalisée et la pérennité des paysages ruraux. Que restera-t-il de la distinction entre la « vie rurale » et la « vie urbaine » ? Des représentations anachroniques stéréotypées qui relèvent de « résiduels idéologiques ». Le maintien de cette distinction assure la vision en trompe-l’œil de ce qui reste de la ruralité. Faut-il se représenter les restes patrimoniaux comme les dernières valeurs d’appartenance au territoire ? Des symboles protégés pour des raisons historiques, épars sur le territoire, figurant une constellation de signes tangibles d’une certaine « épaisseur de l’histoire »…
On dit que le chat marque son territoire avec l’odeur qu’il sécrète. Les humains établissent des limites en opérant une découpe géométrique de l’espace. Les paysans se représentent leur propriété en nombre d’hectares et le bornage des « étendues de terre » semble faire exister la configuration des territoires. De même l’activité des institutions s’applique dans le cadre de réseaux territoriaux qui circonscrivent l’exercice de leurs compétences. Le mot « territoire » désigne une partie pour le moins abstraite de l’espace qui, comme le temps, n’est qu’un récipient vide et sans contour. C’est de manière conventionnelle que la notion de territoire permet de se représenter ce qu’est l’espace.

Quand une contrée se vide de sa population, la représentation du territoire semble se disloquer elle-même. Les habitants sont-ils condamnés à se voir comme « les derniers des Mohicans » dans une réserve d’Indiens ? Ainsi « la diagonale du vide » est une ligne imaginaire qui traverse la France du Nord-Est au Sud-Ouest. La « ligne » contient en elle-même sa part de réalité puisqu’elle est signifiée par des marquages, mais elle est en même temps le fruit d’un certain imaginaire de la découpe du territoire. « La diagonale du vide » est aussi appelée « diagonale des faibles densités de population », ces dernières ayant été provoquées par l’exode rural et par la métropolisation. Le vide lui-même semblerait pouvoir se représenter de manière géométrique. On peut comprendre que l’impression de désertification vienne d’une sensation propre à une manière d’appréhender un territoire. Du coup, elle n’entre pas dans la seule logique des mesures, elle provoque des réactions mentales collectives qui peuvent paraître contradictoires. Le « sentiment d’abandon », souvent invoqué par les habitants d’un territoire où l’isolement se fait cruellement sentir, se fonde-t-il sur la vision de villages et de hameaux dépeuplés ? Les artifices pour combler la prégnance du vide ne manquent pas : des éoliennes imposantes ont été érigées en un temps record pour prouver qu’un pays désertifié demeure au moins capable de servir à la société en produisant de l’énergie bienfaisante. Elles habitent désormais le paysage comme si elles avaient toujours été là pour faire oublier également la présence inquiétante des dépôts de déchets nucléaires. Il est curieux de voir implanter les signes du futur sur un territoire qui offre au regard l’apparence de son déclin. Le miroir de l’avenir se construit là en « rase campagne » avec la menace que provoque la présence d’un des plus grands dépôts de déchets nucléaires et la répétition ostentatoire de ces innombrables éoliennes qui figurent l’espoir de l’humanité.

A l’entrée des villages, sous le nom de la localité, un panneau est partout ajouté, c’est un appel à la vigilance par une « participation citoyenne ». Son pictogramme est un œil bien ouvert, de couleur bleu clair. Les habitants sont si peu nombreux qu’ils se doivent de surveiller le passage exceptionnel, rarissime, d’un piéton inconnu ou d’une voiture qui s’arrête. L’état d’alerte passe pour la condition primordiale de la sécurité. Toute personne étrangère au village devient potentiellement suspecte de déranger l’ordre établi. Un ordre fondé sur la représentation d’une tranquillité rendue elle-même inébranlable par la dépopulation. En somme, les derniers habitants d’un « village qui semble plutôt mort » sont conviés à réunir leurs ultimes forces de vie dans cette vigilance qui consiste à repérer tout comportement intrusif. L’invitation qui apparaît plutôt comme une injonction se fonde sur un resserrement possible des liens de communauté que produit l’émergence d’une menace. En conséquence, l’espace public – les rues, la place du village – est traité comme l’espace privé : au même titre qu’il est « propriétaire de son habitation », l’habitant est appelé à surveiller « ce qui est hors de chez lui ». Il n’y a plus à proprement parler d’espace public – cet espace où l’inattendu reste susceptible de se produire. Même s’il ne se passe rien durant des jours et des nuits, même si les gens « se barricadent » chez eux, l’espace du dehors peut faire l’objet d’une surveillance permanente à partir d’une complicité partagée. Symbole de cette vigilance, l’œil sur le panneau, est orienté vers la route, et non vers le cœur du village. Il semble dire : « vous qui venez d’ailleurs, faites attention, maintenant vous entrez dans une zone sous haute surveillance ». D’ailleurs, dans les petites villes, se développent des réseaux de caméra… Faut-il imaginer qu’un jour, quand il n’y aura plus que trois ou quatre habitants dans un village, un appel à la « visite surprise » sera lancé pour voir au moins quelqu’un de temps à autre. Toujours est-il que le contrôle d’un espace public qui paraît a priori inexistant rend insensée la vigilance elle-même. D’une certaine manière, c’est le vide qui fait l’objet d’une surveillance accrue comme s’il était à l’origine de la menace. Faisant figure de stéréotype de la tranquillité, la « campagne perdue » représente le lieu où l’éventualité du danger devrait être écartée. Et pourtant, l’œil de « la vigilance citoyenne » semble bien annoncer le contraire. Il est un appel à une « machinerie de la peur » comme ultime principe d’un rassemblement communautaire. Les automatismes de contrôle, l’état d’esprit qui caractérisent la surveillance, annulent les charmes infantiles de l’imaginaire de la peur en prenant la figure d’un « système de protection et d’alerte » qui occupe le temps de la vie quotidienne. Depuis l’espace clos de l’enfermement individuel, l’œil vigilant inspectera le dehors, là où, de facto, il n’y a aucune chance qu’il se passe quoi que ce soit. Le glissement de « l’imaginaire de la peur » à « l’imaginaire de l’insécurité » s’accomplit avec l’organisation mentale de « dispositifs de sécurité » qui configurent les modes de relation aux autres. Ce n’est même plus la peur elle-même qui serait le moteur de la « déliaison sociale », ce sont les modalités de sa gestion qui permettraient de recréer une « liaison sociale » fondée sur la délation et la claustration. Pourtant, une scène obsédante hante les gens : mourir seul dans un espace où notre cadavre ne sera découvert que le lendemain… par le facteur.

Quand j’étais adolescent, je me suis trouvé seul dans cette maison où je suis en train d’écrire aujourd’hui, et, la nuit venue, je me suis enfermé dans ma chambre en clouant la porte. J’avais pris soin de prendre à côté de moi le sabre de cavalerie de mon grand-père, ancien capitaine, et un vieux fusil de chasse plutôt rouillé. Même si je savais que de pareils instruments ne me serviraient pas, je préférais les garder près de moi. La fatigue l’emportant sur ma peur, j’ai du m’endormir, je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Bien des années plus tard, j’ai pris l’habitude en été de ne plus fermer les portes, je n’avais pas vaincu ma peur, je l’avais éludée, elle était devenue un non-lieu depuis que l’éventualité de ma mort faisait partie prenante de l’horizon de mon existence. La peur peut-elle nous envahir sans qu’aucun signe ne nous prévienne ? Une fois qu’elle nous tient, elle peut s’arrêter sans crier gare ou s’amplifier à tel point que toutes nos tentatives pour la rendre injustifiable sont vaines. La peur du loup qui a fait couler autant d’encre que l’énigme du mont de Vénus viendrait-elle d’abord d’une illusion d’optique ? Le leitmotiv de bien des chansons sur la présence du loup le révèle : je crois voir le loup alors qu’il n’est pas là, et j’en suis si persuadé que j’en ai peur. Mais la peur est avant tout une émotion forte. Quand elle surgit de manière inattendue, elle produit le paradoxe d’exacerber nos moyens de défense tout en les anéantissant. C’est bien pourquoi elle est l’arme essentielle des dictatures : faire régner l’ordre par la peur impose une véritable gestion des émotions collectives. La peur reste comparable à une épidémie, elle est contagieuse et quand elle semble avoir disparu, elle resurgit là où on ne l’attend pas.

Le découpage de l’espace et du temps s’accomplissant toujours dans le vide, je me suis demandé ce que pouvait vouloir dire « être aux confins de ». La signification du mot « aux confins » ne saurait être réduite à celle de « limites » ou encore à celle de « limites extrêmes ». Un territoire, qu’on désigne habituellement comme « se trouvant aux confins d’un autre », est en même figuré comme « étant au bout du monde ». Les « confins » annoncent une limite et en même temps, « ils » représentent l’évanescence de cette limite. Selon Jean-Luc Nancy, « nos n’occupons pas le point d’origine d’une perspective, ni le point surplombant d’une axonométrie, mais nous touchons de tous côtés, notre regard touche de tous côtés à ses limites, c’est à dire à la fois indistinctement et indécidablement, à la finitude ainsi exposée de l’univers et à l’infinie intangibilité du bord externe de la limite. » Ainsi, nos manières « d’être au monde » mettent en scène la figuration de « notre venue aux confins ». La limite est une ligne de séparation abstraite qui ne cesse de se reproduire d’elle-même chaque fois qu’elle semble disparaître. La fréquence de son apparition lui confère la figuration ostentatoire de son excès. Ainsi peut-on considérer que son effacement est inhérent à la surabondance de sa manifestation, et qu’en somme, la limite est en elle-même illimitée. Quand je crois reconnaître que « je suis aux confins de… », je ne suis plus « entre deux » mais c’est tout de même de l’intervalle qu’adviennent les « confins », comme si les limites s’estompaient pour indiquer une direction. Les confins deviennent un lieu de naissance. Plus ou moins aveuglés, nous ne savons pas au juste où se trouve le « bord externe de la limite » et si nous le découvrions, nous serions confrontés à la plus belle des illusions : « le dehors était déjà dedans ».

Amélie Guyot | Là où se fissurent les plans d’évasion

Amélie GuyotAmélie Guyot est une artiste française née en 1985. Formée aux lettres et aux beaux-arts, elle pratique les écritures contemporaines (scénario, poésie-active, vidéo, installation, lecture publique, radio..) où elle questionne le rapport à l’invisible et les troubles du langage liés à l’incommunicabilité qui sépare les êtres. Elle pratique la poésie performative, a animé plusieurs émissions à Radio Panik Bruxelles, a gagné un prix littéraire à Québec, et a collaboré avec plusieurs collectifs à l’instar de zeTract. Ses textes et ses photographies argentiques ont été publiés dans diverses revues comme FPM, Revue la revue, Dissonances, Ornata, LlCHEN, SHEGAZES, Journal de mes paysages, La Piscine.. On peut découvrir un échantillon de son travail ici _ http://luldefalterin.tumblr.com/
et ici https://soundcloud.com/lul-de-falterin

 

 

Au départ de l’écriture, il y a un déménagement et une installation, il y a le fantasme récurrent d’un lieu neuf, espace de tous les possibles. Il y a également une rencontre entre deux trajectoires d’auteures. Et cette observation commune dans nos pratiques de scruter l’espace pour mieux comprendre le monde. Et c’est naturellement depuis que je vis en Provence, que se sont succédés un ensemble de questions, attachées à la forme même de ce territoire.

Ces questions se muent en désir, et ce désir s’ouvre à la marche, alors que se trouve souvent dans une forme de liaison libre avec le paysage ce qu’on cherche en soi. Les arbres, les eaux, la terre composent une unité dans la mesure où ils se mélangent sans sélection, règles ni hiérarchie, aux paysages parfois violentés par l’homme.

J’ai toujours été fascinée par l’influence de l’espace sur la vie des gens. Comment l’un contamine l’autre. Où se jouent les jeux de pouvoir. Quels seraient les rites de passage. À ce questionnement s’est greffé la découverte des rites aborigènes pour lesquels il existe un lien viscéral entre la terre et le chant, alors que la tradition indique que pour aimer sa terre on doit la chanter. Et qu’à contrario un lieu dés-aimé est un lieu qu’on ne peut plus chanter, et qu’un lieu sans voix reste une terre étrangère. Rituellement sont chantés tous les vivants et tous les lieux du pays que l’on habite. Ces louanges ont pouvoir de régénérer l’espace et ceux qui l’habitent.

Finalement écrire, c’est ne pas savoir, et ne pas savoir ne conduit pas au silence ou à une imagination sans rapport avec le « réel » mais au dépliement d’un ensemble de possibles /tous également affirmés en même temps. Pensé selon un principe d’entonnoir, du territoire aux individus qui l’animent, avec _ là ou se fissurent les plans d’évasion on reste au ras du sol, errant entre des fragments raccordés de proches en proches. Il ne s’agit pas tant d’une enquête sur le territoire, mais d’un chemin lézardé de trous et de fragments qui ne s’enchainent pas nécessairement de manière chronologique ou rationnelle. Les morceaux disjoints définissent autant le travail de la mémoire d’un lieu que le récit volontiers décousu, traçant ses chemins à travers une forme d’incohérence, liée aux trajectoires humaines.

 

 

il y a accroché au cœur
de la baie les nerfs tendus d’une querelle
sans cesse échauffée c’est la ville enclavée
entourée de massifs fondée près de l’embouchure du Rhône dans un golfe isolé
éclose pour un recoin de mer ce sont les axes de transport
coupant le territoire c’est le cœur fragmenté du plateau nord
ce sont les quartiers les plus
pauvres
jouxtant les pôles rénovés
c’est Euromed /Acte 1
310 hectares au périmètre
170 supplémentaires à l’Acte 2
c’est le théâtre des banques des compagnies d’assurances et des entreprises de commerce international
ce sont les espaces portuaires
limitant l’accès à la mer
c’est la vielle division du nord
et du sud
inversée ici c’est la porte d’Aix ouvrant sur les anciens remparts ce sont les zones urbaines qu’on appelle
_ sensibles
c’est l’habitat ancien
dégradé et les immeubles évacués en urgence
c’est l’arsenal des galères
dont il ne reste presque plus rien c’est la grande aventure de la montagne
qui persiste
des calanques /aux coups qu’on reçoit

c’est le rouge pierre

c’est là
où se fissure la terre

conjugué au passé des terrains d’embuscades c’est le fluide du vide
violine
des ciels la nuit tombante c’est le noir soleilleux qui a déserté la ville illuminée c’est la promesse du Prophète
le parc balnéaire du Prado
la Pointe Rouge aux couleurs des petites falaises la douceur populaire de la Vieille Chapelle
et toutes ces plages essaimées jusqu’à la Madrague c’est l’île de Calseraigne et les contes d’If
c’est le bord de mer
ou un enfant
sur deux
ne sait pas nager c’est sa langue qu’on cherche
dans celle des autres c’est le temps qu’on lui accorde
c’est le bleu méditerranée
qui me donne une joie
que les mots ne m’apportent plus c’est l’archipel et ses plongées marines
c’est la langue française
qu’on accoste en explorateurs
égrenant les lieux d’exil
jusqu’au dernier
c’est l’échec qui n’est pas dans le retour
mais dans le départ
c’est la mère qui nourrit sa famille des poubelles éventrées ce sont les petits métiers qu’on croyait oubliés
ferrailleurs et chiffoniers c’est la pluie diluvienne ou l’eau ne sait plus s’écouler
c’est la terre primitive
le ventre d’origine
le comptoir des marins et des marchands le miel des armateurs
des négociants des fabricants d’huile
des raffineurs de sucre et des savonniers c’est le bal des soieries et des épices
des bourses d’esclaves et d’affranchis c’est le terrain des premières pandémies
c’est la masse
dure
ou que le regard se pose la terre d’ocre et l’arrête accrochée
ce sont les cartes
bosselées
ou se masse une lumière vive
ce sont les chants l’électricité tristes ou se brûlent les égalités
c’est la règle fixée par les gangs et la tenue des quartiers pour que les sirènes s’en éloignent
c’est l’autorité du trafic au sortir des écoles c’est la saleté l’usure l’effondrement la vétusté
le royaume des rats
au cœur de la magistrale beauté
_

là-bas
la végétation se mêle aux portiques des palais
l’union du dedans et du dehors rendue possible
par les matériaux nouveaux
derrière la belle couleur feuille morte lambrissée
des bâtisses d’arrière-pays
le progrès se mesure au ciment à l’acier et au verre
ici
on entend
239 chemin de Morgiou
quand le désir s’accroche aux parpaings à la faveur d’un temps liquide
moite
aux heures chaudes l’orée d’une semi liberté chantée
des barreaux aux familles parfois un mot
perce c’est lui qu’on retient
ce sont les chants d’attente et de courage qui dépassent les numéros d’écrou
c’est l’union du dedans et du dehors pour le maintenant
et le plus tard
les mots brûlent les questions fondues
dans les affections du soir avec la vie
à vivre
là-bas
dans la garrigue bruissements vacillements l’incalculable des distances
à parcourir
tout n’est pas joué ni dedans ni dehors
ni ensemble ni séparé
les voix s’élèvent racontent les étoiles les bonnes
sous lesquelles certains seraient nés ployables
en fonction des collusions
et de tout ce sur quoi on mise au prix parfois
de la liberté
il y a caché sous les pierres et les résineux des verdicts
et le marquage du territoire les voix s’élèvent
comme principal événement de la journée on y cherche
des fissures et des plans d’évasion on y superpose
par effets de peau
poussés par leur milieu
la vie
à la vie
on fait
…..

dans les gorges le vent s’engouffre et chante le visage d’un homme
comme se peignerait celui d’un autre

on reconnaît sur sa peau grêlée de soleil
le limon et le travail au noir de la centrale hydroélectrique
on voit
dans l’inquiétude des yeux
la différence de densité
entre l’eau douce
de St Chamas déversée dans l’étang
et la mer y entrant

on voit en profondeur
deux motifs enlacés
que l’oeil
ne saisit qu’à tour de rôle
le droit capte l’usure du dos
et l’arrachement des membres à l’industrie quand le gauche devine les arrêtes et les voutes
l’immortel bâti de ses mains les premiers viaducs
l’eau transportée par et pour
les hommes

pierres et ici à côté
le plus grand du monde 130 mètres de dénivelé
82 de haut 375 de long
12 arches coiffées de 15 arcades

après

pierres

pièce maîtresse du canal
acheminant de la Durance vers Marseille pendant les sécheresses
la vie
l’eau en pénurie

l’eau
franchit la vallée de l’arc
enjambant
rivières routes et voies ferrées
l’eau
comme milliers de petites rigoles
qui auraient abouti au même nœud formant un piège d’impatience
prêt à déborder

plus tard cette femme traverse la rive la fait rejoindre à cet homme
avec dans les mains l’image du futur
……

ce matin on entend la voix de l’homme trancher le trafic
des compagnies aériennes à bas prix

l’homme dit _ j’ai peur de me lever un matin et voir que tout a soudain disparu

l’homme surveille de sa fenêtre le terrain vague massé aux confins d’une rue pentue
qui avant fut un verger
et avant encore un marécage
et bien avant une roche jurassique qui n’a pas de nom
sinon dans la langue des choses oubliées
aujourd’hui on y devine entre les petits larcins et le bossellement aride des sols
aux pentes de la montagne la procession de promoteurs de géomètres
de spécialistes qui mesurent qui comptent qui échellent
avant le balais des bulldozers avant l’assemblage d’ensembles à loyers modérés
avant le grand larcin de la terre rouge

l’homme aime son pré carré
essaie de comprendre la logique urbaniste des périphéries
l’homme est la périphérie assigné et résigné aux lisières

il écoute
ise rend à des assemblées qu’on appelle citoyennes
il entend des choses comme _ ré-habilitation des espaces nus/
optimisation des places de parking végétalisation des murs/ éclairage à faible coût/
moyens de lutte contre l’incendie/ voiries réduites

l’homme
répond que le loup mange brebis et chèvres
quand l’homme-loup dévore sa propre mère

l’homme va pécher le matin
au frémissement de l’aube avec ses fils
ils prennent leurs cannes et un sac bardé de pain rassis

sur le récif l’homme harponne un poisson qui renaîtra petit homme
dans le ventre de la femme qui l’a mangé et le goéland qui les surveille
peut-être est-il ce matin
en même temps
un goéland et un aigle l’avatar d’un être aimé
l’homme dit à ses fils
je suis l’arabe des Hauts-Plateaux personne ne m’attend
je suis le fils du pays natal duquel on revient pas je suis le banc de poissons
et son cortège d’esprits
venu chercher mon corps fatigué

le miroitement du soleil augmente la langueur aoutienne
les pensées deviennent métalliques bientôt fondues à l’eau salée

sur la roche rouge
les fils regardent la ligne d’horizon rosir
et dessiner sur l’eau un cercle vaste

on note le rapport entre l’Éblouissement
et la petitesse de ce que nous sommes

ils ne disent plus rien ils pécheront en silence
jusqu’à être vaincu par le vent
…..

la ville portait des maisons basses trois étages maximum
la femme essayait de regarder le soleil en face sur ce petit pan de mur ocre
le plus bel endroit du monde et ça lui brûlait les yeux

je me souviens
qu’elle s’intéressait au soleil et aux ombres
et pendant qu’elle s’aveuglait
elle avouait ne jamais voir les oiseaux manger
le pain et boire l’eau
qu’elle abandonnait sur un bord de fenêtre
la femme me parle longuement
des êtres
qu’elle ne voit plus leur passage
est uniquement signifié par l’absence des choses

les nuages forment
au loin
son territoire
augmentent son domaine d’évasion

elle regarde par dessus mon épaule comme si elle y rassemblait une harmonie de terre
d’eaux d’arbres et de lumière un espace sans destination
où elle aime se promener et porter son regard

la femme panse les plaies avec des herbes elle fait pousser la sarriette
dans les vestiges du souvenir

elle donne au vide l’importance qu’il mérite et qui fait qu’il n’est plus le vide
mais un entier

elle considère les fleurs saxifrages là-bas le mur fissuré
l’orage à venir
…..

Milène Tournier | L’influenceuse influencée

Milène TournierMilène Tournier est née à Nice, en 1988. Elle est docteure en études théâtrales. Sa thèse, dirigée par Hélène Kuntz, s’intitule “Figures de l’impudeur: dire, écrire, jouer l’intime (1970-2016)”. Son texte « Et puis le roulis » est édité aux Editions Théâtrales. Son texte « Nuits », un monologue insomniaque, est édité aux Editions La Ptite Hélène. Elle pratique l’écriture vidéo et partage régulièrement son travail sur Facebook et sur Youtube. Certains de ses poèmes sont publiés dans la revue de poésie contemporaine « Place de la Sorbonne ». En 2017, elle tourne dans « Automne malade », un court métrage réalisé par Lola Cambourieu et Yann Berlier. Elle est par ailleurs professeur documentaliste dans un lycée professionnel. Elle participe en 2019-2020 au programme de résidences d’écrivains de la Région Île-de-France. Son premier recueil de poésie, « Poèmes d’époque », a été édité en 2019, dans la collection « Polder » de la revue «Décharge », préfacé par François Bon. Son second recueil de poésie, « L’autre jour », paraîtra au printemps 2020 aux éditions Lurlure. En 2019-2020, elle écrit, sur une commande de Lena Paugam, « Lamentito » (festival d’Avignon 2020, théâtre du Train bleu), une pièce de théâtre épistolaire, une lettre écrite et dite à l’intention d’un spectateur inconnu, dont on ne sait plus rien, qui a disparu depuis longtemps et qui, peut-être, est dans la salle.

 

 

Sortes de “pain du jour”, je marche et filme des bouts, des moments de ville, à partir desquels, le soir, j’écris. Je voudrais, iphone en main, débusquer la poésie du quotidien, la vitalité du banal. Le souvenir, pour ces marches d’écritures, des fugues de Rimbaud, de Charleville à Paris. Le souvenir de sa fuite, un matin quitter l’Europe. L’autre continent, comme godillot gauche et droit, de l’Afrique, l’Abyssinie finale, le rêve de Zanzibar. Il n’y a pas de nouveau monde à découvrir qu’à creuser celui ci qu’on a là sous l’ongle, et comme des Antigones aller déraciner les lumières. Quel nouveau rapport inventer, au temps, au flux, lorsqu’on a avalé l’idée de la fin, de toute fin, en même temps que celle d’éternité, de sans doute quelque part l’éternité ? Quand zoomant à deux doigts sur l’écran et la petite pupille de la ville reproduite, j’écarquille, sans l’éponger, un mystère. A l’inverse des « influenceurs » de Youtube, être influencée, infusée, et livrer ville et je à la youtubéance.

 

Contextes

 

Extra-textes

 

Fins de textes

 

Inter-textes

 

Bonus-textes

Jolyon Derfeuil | Poèmes et Pixels

Jolyon Derfeuil

Jolyon Derfeuil

Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil s’est d’abord découvert une passion pour la poésie dès l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi Pierre Reverdy, Antonin Artaud et les poètes surréalistes. Dans la foulée, il fréquente plusieurs ateliers d’écritures et intègre la rédaction de diverses revues… Après des obligations malheureusement militaires, il entre à l’université d’où il ressort avec une maîtrise de lettres modernes et surtout l’envie de faire des films. Il réalise un premier court-métrage, « L’homme qui sentait les livres » qui obtiendra le grand prix du festival du film artisanal de Joyeuse en Ardèche.

La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de films ou de clips mais toujours dans un esprit d’indépendance sans pour autant délaisser l’écriture poétique.

De 2005 à 2010, il anime entre autres des émissions de radio consacrées auSlam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free Jazz. En 2012, il crée son association, les « Films d’Albert ». Depuis 2016, il intègre le Collectif du Printemps des Poètes d’Angers ou il crée des performances poétiques mêlant textes et vidéos comme « Poèmes & Pixels », « La Tignasse » ou « La gorge ».

Filmographie sélective : « l’Homme qui sentait les livres » (2001) ; « Cœur à la peau dure » (2003) ; « Une pièce unique » (2012), « Poèmes & Pixels » (2015)

 

 

1. Le même en bleu

J’étais un réfugié

Dans un ciel de passe

Un dieu ventriloque

Me disait la route

Au sortir du rêve

La terre se retournait

J’étais un insoumis

Qui mourrait de faim

Avec les fantômes

Un vent bien monté

Me faisait marcher

Et les mots toujours

Etaient les premiers

J’étais dans un mauvais rêve

Où de lents miroirs

Reflétaient le soir

Un oiseau sur l’oreiller

Me regardait parler

C’était avant la mort

La vie des paupières

J’avais comme survivant

Mon chien d’étoile

Compagnon précoce

Qui pissait sur mes silences

Et l’odeur me remontait

Comme la mémoire

Revenait par la pluie

J’étais un petit garçon

A l’école des poux

Un maître buissonnier

Me faisait la leçon

Et j’apprenais à courir

Pour devancer l’aube

2. Murmures de secours

Pas d’orage ce matin.

Mes oreilles dans l’embuscade du silence.

Dernière dédicace du jour, sur une route de campagne

Celle qui glace et glace encore

Même à midi pile.

Sur ce territoire qui n’est plus le mien

Un futur peut-être, jettera l’éponge.

En route vers de nouveaux canaux.

Des récifs et des coraux de terre Gravent dans ma bouche

Le vœu de la soif ou de la corne.

Je ressuscite le vieil instinct des hommes.

Un ciel blanc tourmenté de corbeaux

Eclaire les ruines de mon ancienne urbaine.

Comme la solitude est propre

Pendant le corps immobile,

Celui que j’ai défait de mon ombre solaire

Et refait sous les rayons de lune.

La langue tourne à vide.

Projet de viande, sons des papillons Un peu d’enfer pour revivre.

Maintenant je suis un minéral.

Je suis l’eau de la sueur

Qui débordait mes tempes.

Ultime livraison de l’humanité

Avant la mort du temps.

Je peux pleuvoir sur un champ de blé

Et penser infiniment.

C’est une planète désertée de ses poètes,

De ses milliards de rimeurs fous,

Une planète ravie de ses nerfs…

O mortels, morts de chaud,

Vous pouvez croire et être crus.

Moi, j’écris en marchant

Car c’est le début de l’exil…

Je décrète

Une solitude de combat Et le renfort des oiseaux.

3. Réfractaire

Ce soir

Ce soir, gorges pleines, oreilles internes

Ce soir, chaos et dépravation

Ce soir, restes de vertiges au fond des yeux

Ce soir, l’air bâillonne la solitude

Il y a

Un rêve coincé entre le front et le futur

Celui qui ne pourra jamais sortir de ma tête

Le jus de la douleur

Sous le volume de la musique Il y a

Dans le cœur de la ruelle

Des boîtes de bières à moitié vides

Et qui traînent derrière elles

Des sermons bavards

Et des envies de néons bleus

Sous le bitume, les mauvaises habitudes

Le corps à corps teigneux des rats de synthèse

Moi, je relève celui qui récidive,

L’apprentissage de la flemme

La flemme

Dans un club

Un contrebassiste un peu philosophe

Rêve de crever les yeux

Au manager de dieu

Ce soir, c’est le petit soir

Passé à épuiser le sens

De tous les mots de la violence

Oubliés avant demain matin

Un souffle titanesque et inutile

Pour enlever la poussière du vinyl

Et nous voilà réfractaire

Et heureux d’être à l’envers

Encore un soir au cœur de la sève

Encore un soir à mixer du rêve

Addition de saxophone et de piano

Soustraction de larves sous la peau…

Rumeur d’écume et greffe d’étoiles sur les ondes

Pour celui qui sèche les lunes et les blondes

Odeur de plume brûlée

Et de sel à moitié volé

4. Mon père avait réglé l’heure

Mon père avait réglé l’heure

Le jour

le mois

l’année

Ma mère avait réglé l’heure

le jour

le mois

l’année

Et moi j’ai tout déréglé

Allant à rebours de la montre

J’ai penché vers le sang Sentiment de ma durée

Et je n’ai rien trouvé

Dans mon ombre un enfant perdu

Qui a fait sa mue

Et un autre qui brûlé le coffre à jouets, les légos, les avions en papiers

Perdre et gagner

Téter le verbe et la violence

Tout ce qui fait sans délai

De notre vie

Un histoire

Je m’appelle Aimé, Abel, Jules

Jojo la terreur,

Je m’appelle Albert

Je m’appelle comme mon père

5. Qui a déjà eu sommeil en ville ?

Qui a déjà eu sommeil en ville ?

Moi je ne sais pas je ne sais plus Je n’ai plus la moindre paupière

J’ai vérifié toutes les pluies tombées des toits

La grêle sur les passants

La neige sur les voitures l’hiver

J’ai remonté le temps sur les trottoirs de l’errance

L’autre jour au feu, il y avait cette vielle femme qui tendait la main

Et nous l’avons laissé faire

Il y a bien des gestes d’humanité modifiés par l’ennui

Et des jardins ouverts

Mais personne ne revient en arrière

La charité ne peut pas se garer

Dans une autre jeunesse j’avais soif dans la rue

A force de courir après les autres enfants

Sous le soleil malmené des boulevards

La tête en l’air, les yeux sur de vagues statues,

Le nez plein d’une odeur de carton moisi, de vin chaud

Qui pouvait courir mieux que moi,

Tout connaître des flaques d’eau, des réverbères ?

Mais qui cache encore son sommeil sous la pluie ?

Quelle est donc cette ville vivante dans ma tête ?

Dans ceux qui passent en face de moi, quelqu’un à oublier de rire…

Mais ils se ressemblent tous.

L’un d’entre eux sera fauché faiseur de joie

Avant l’aube, la montée de la mer,

L’horrible origine des douceurs que je côtoie en souvenir

6. C’est un après midi de bruine

C’est un après midi de bruine

De sourcils tout confort ou parasite l’insouciance

Ou nos yeux sont délavés sans être fermés C’est le corps de la vitre qui ruisselle

La langue entre les feuilles

C’est pour lécher l’air sans effort

Rêves uniformes à grand renfort de crochets

Mouille un peu la paupière pour tenter l’aventure

La-haut, un coin cotonneux

Une brèche par ou passe l’arc-en-ciel

Et finir le jour comme çà

A toiser des moineaux bleus

Rigoles sur les joues : liquide de l’ennui Tu peux rougir après si c’est le nez d’un mort

Mort de joie, gouttelette qui s’apprend, qui se boit…

L’esprit récidive, sèche tout seul

Et vole une ombre en bas de la nuque L’œil finissant

Il trace le contour des nuages Avant de voir le noir

le noir

7. Night shot

Elle est tout prêt

Elle est par là j’en suis sur

L’amoureuse des mots, la poésie nocturne, la vie ici bas Je n’ai que de maigres souvenirs d’elle

J’ai pleuré pour rester dans ma chambre et la séduire Elle est dans l’air

L’air de la nuit

Ou les chats font des brouillons de chansons avec les rats Je ne vais pas la retrouvé tout de suite

Elle a un corps si intransigeant

Elle est tellement spéciale

Une petite voix sous l’oreille m’appelle

Une petite vie soufflée dans du papier

Et là je me balade de l’autre côté de ma tête

Dans quel grenier me suis-je égaré

Dans quel lit ai-je débordé

Quels sont les gens occuper à s’aimer

Dehors, ou est passé le jour de nos danses ?

Une fois j’ai rêvé que j’étais un marchand de crayons

Et qu’à mon comptoir il n’y avait que des assassins, les assassins du silence Ecrire, crisser, faire du bruit avec des lettres pour tuer le présent

Et tâtonner comme l’aveugle,

J’ai encore cette manie de faire des gestes

Et de finir mes phrases

Nathanaëlle Quoirez | Textes (03)

Nathanaelle Quoirez - Crédit photo : Quentin Désidéri

© Quentin Désidéri

Nathanaëlle Quoirez naît pas morte en 1992. Écrit depuis longtemps quand même surtout des textes poétiques. Est passée par les arts du spectacle. Explore la lecture et la performance poétique. Donne des ateliers d’écriture et de théâtre. Bidouille des livres minuscules sur sa machine à écrire. Attend. Se trouve sur Facebook. Ailleurs parfois : ab imo pectore

On peut lire un poème PQ par jour sur son compte Instagram.

 

 

centre le fruit
soi de guerre
croître
comme contrer
l’autour de boue
la viande du sacré
qui pousse la merde
a repoussé le jumeau mort
dans sa contrée céleste
retour de l’énigme
en son point de prescience
puissé-je m’expulser
pour reformer le corps.

*

je supplie seigneur
où l’eau froide
marie
dans son écoulement
le noiement de la tête
celui serein du corps
le déclin
de tout homme
je serai celui
sécrété dans la liquidité du ventre
un autre homme
que moi-même
cet effaré tremblant
dans le bleu égide
qui rend à la carté
l’oiseau réconcilié de l’océan
je m’accentuerai
de dénaissance
mais un corps déjà
abat l’interdit
de voler l’heure de son temps
et assèche maintenant
la tombe d’eau limpide

je refleuris de pierres aux endroits de la pluie
je me console.

*

au seuil
on m’égare la route
on m’appauvrit
du halo antéfixe
on me pousse dans le vide
ainsi trace d’oiseau
rejetée dans la mer
j’ai giclé blanche madrépore
j’ai coulé bleue
on me terrifie du cadavre

J’AI FAIM

sans somnoler l’absence
sans boire au pistolet
j’ai faim de ma plus haute mère
qui a pris son berceau dans le bébé maman
j’ai faim d’eau à dormir
m’écouler à ta peau
c’est l’hypothèse
de me croire
jailli de la terreur de naître
m’épouser moi
m’incomber à ma mère jumelle
qui de mon père
ou de la face exclamative
délivrera mon nom
de leur nomenclature
os pourris de genèse
mimesis de l’acte du réel

je ne m’entends plus venir

à l’oreille
bâillon de cris
je supplie le coryphée
de s’étourdir à la confrontation

NE MÉPRISEZ PLUS JAMAIS LE SANS SA LANGUE.

*

je confie à tes mains solitaires
mon destin ensablé
varech larges tessons polis
de crimes sur la plage
je te confie
et même l’image
l’écran ébouriffé de l’âme
l’éventration palpable
du vent dans nos habits.

*

20 h 18

fleuve violet
quelques fleurs mélancoliques
me pourchassent de fureur
je tète un idéal
sans idéal de corps
sans corps flottille à submerger
ma tête ma prison
audace
ma bêtise

mais tu voulais l’ombre, non ?

*

19 h 46 :

seigneur priez
les âmes retournées
dans le chagrin d’alcôve
fœtus de l’absente madre
qui se contracte au jour de crue

*

je descends dans mes fibres
en détressant ma peau
plus que nue dans vos bras
je me demande encore
si je parviens
à mettre le mot vivre
dans le cœur abandon

je vous brûlais mes vêtements
et vous appelais digues
camisole physique
qui me tient hors danger

je ne veux plus de moi

je descends plus bas
que les entailles primaires
augurale violence
dans le bassin du vieux
je sens le violeur ruisselant
sa dalle de mortes
est grande

aigres chairs aux étreintes
peau règne cannibale
lance ta flamme
dans le moyeu pourri
ce nid toujours au centre
dans ma religion je t’accueillerai
jusqu’à la fin du jour

vain passé au crâne d’indifférence
mes tripes ont repoussé
en vieilles fleurs éteintes
sinistre mellifère
je voudrais m’accoucher
mourir avant le cri
pour retrouver mes autres

je vous ai trop perdu

mystagogue tant chéri
donne-moi le bâton des audiences
une phrase nous suffit
guérir ne tient qu’à la promesse

tu précèdes.

Sara Bourre | Chant d’Annabelle

Sara Bourre

Sara Bourre écrit et se produit régulièrement sur scène avec le collectif CLN (projet musical au sein duquel se rencontre poésie, matière sonore et visuelle), et le groupe Crashing Dolls.

Elle a publié des textes poétiques dans plusieurs revues, ainsi qu’un livre aux Éditions du Cygne « À l’aurore, l’insolence ».

Elle est actuellement en master de création littéraire à Paris 8.

 
 
 

 
 

Sous quel soleil te caches-tu
si tu te caches
si tu cueilles un à un mes cheveux dans la nuit
si le sable au coin des yeux te fait rire comme un fou à l’approche des tempêtes
je pense à toi comme on dérive
avec beaucoup de sang dans les paumes de main à force de m’accrocher aux branches

dans quel désert ton corps se plie

ma peau fantôme
ma peau de crime et de sueur
avec quelle main la sèches -tu
et quel regard donner à l’amour qui sans prévenir
se balance des falaises

donc tu me laisses
tu pars
tu avances dans l’oubli de mes yeux
parfois la nuit je te devine
la chambre bleue vacille
tu manques à ces murs
tu manques à tout ce que je touche
dans le sommeil je te sais droit et fière
les yeux plein d’un soleil rouge
les mains ouvertes aux fracas des mémoires des rires des cris

tu m’attends

lettre après lettre je trace l’histoire
je remonte à l’envers le chemin du corps
je joue à me crever les yeux à coup d’absence et de désir
je marche comme une aveugle
comme une morte
comme une folle – ils disent
avec leurs voix de fer
ils disent voilà la folle et je me courbe
je me découpe à l’intérieur
avec les dents je m’arrache et me donne à bouffer aux chiens
voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui se vautre dans toutes les ombres

je trace ton corps
je trace ta route et chaque matin
je t’attends sur la pierre brûlante
derrière la maison
là où aucun regard ne se pose

sous quel soleil marches-tu
Quelle routes
Quels vertiges
Est-ce qu’entre tes lèvres
mon nom encore
comme une prière
un appel
un chant
un cri

me voilà nue
bercée par le brouhaha des souvenirs
les pulsations de l’enfance
secouée comme une garce
par les mains larges de la honte

me voilà sans visage
et revenue de tout
me voilà sans raison
la peau du frère jetée aux marées noires de l’oubli
ma propre peau en vrac
dans la lumière crue
et la bouche
la grande bouche de ma mère qui
depuis ce jour
ne parle plus
juste le geste et faire mine de ne rien comprendre
ne rien savoir
ne pas cligner des yeux face à celui qui
sans un regard
un matin
ferme la porte et un pied devant l’autre
s’en va

la route sur laquelle je marche plonge dans la mer
je suis bête et violente au dedans
je suis abrutie par l’odeur de mon propre corps
qui sans toi continue
sa mascarade
son théâtre de pacotille
ses histoires à dormir debout
à l’envers
et qu’importe le sens de la marche
j’avance les lèvres sèches
assoiffée
bête et violente au dedans

voilà la folle – Annabelle la putain
la sœur de crime et de nuit
la traînée l’indécente la furieuse l’impossible
voilà celle qui ne regarde rien
et qui avance
avance
avance.

 

Gracia Bejjani | Paraboles

Gracia BejjaniGracia Bejjani quitte sa terre natale le Liban à 20 ans, après un autodafé de tous ses textes de jeunesse. Cet acte fondateur relève d’un projet ou fantasme : donner une autre perspective à son écriture à laquelle elle dédie tout son temps. Du moins, celui qu’une vie professionnelle très chargée lui laisse. De manière récurrente mais non exclusive, ses écrits portent « naturellement » sur la guerre, l’exil, l’identité, le lien.

Textes brefs, récits, romans mais aussi photos-textes, vidéos-écritures, poésies. Publications sur YouTube, Instagram, Facebook et dans certaines revues comme la Plume Francophone. Elle a animé de nombreuses vidéos-live en philo directe et en littérature. Elle a par ailleurs fait partie de la programmation du Festival Extra, Litteratube, au Centre Georges Pompidou en 2018.

Son site personnel graciabejjani.fr regroupe l’ensemble de ses productions.

sommes-nous encore contenus par nos peaux
corps brassés, os apathiques
nos heures carapatent aux parages
vies oubliées des verticales.

 

sommes-nous désormais histoires
inaudibles au présent
sommes-nous récits radotés par des joues marmotte
mélodies de fantômes plus coriaces que fatigue
sommes-nous désormais spasmes de filiation
scellant ciel et monts comme distance entre les vies
branches en fuite devant le désarroi de nos enfants
on tremble
on tremble comme peau.

 

 

on égare les phrases
sur des visages crevasses
sommes-nous monologues de silence
syllabes solitaires et inanes répétitions
on tremble des mots, servitudes de paupières
sommes-nous déjà le silence à venir
sourdines de nos aimés
on tremble
terreur ordinaire
on tremble

 

 

sommes-nous raidis, creusés de trop de mots
failles de nos regards obèses, sans écorce de pensée
nous flânons, entre filiation et absence
pris dans une chair vaine comme univoque tissu
usés de cendres, on tremble éventrés
sommes-nous remous de nuages gelés
vertèbres de pluie quand l’heure se tait
sommes-nous parenthèses de vent
sur des visages sans consolation
qui scrutent et nous évitent
on tremble
on tremble des os.

 

 

sommes-nous frange de vie
nous clignons à peine
liturgie de mâchoires arrachées à la démence
sommes-nous le dédain des seuils
splendeur sans éclat
on se heurte, corps avides
sommes-nous figures de disgrâce
on se dit métaphore d’homme
muscles courbés par les mots
on tremble de silence
sommes-nous la preuve de l’absurde
l’étrange du monde, mort ordinaire qui se rapproche
on tremble
on tremble en silence.

Alys Demeure | Correspondances

Extension du domaine de la photographie, les processus physiques initiés dans les oeuvres récentes d’Alys Demeure agissent comme un instant de matière. Se jouant plus largement du substrat matériel sur lequel s’inscrivent les formes et les images, l’artiste élabore au sein de ses expériences une recherche autour des cadres et des limites qui bordent l’apparition ou la disparition, la révélation ou le trouble, la mémoire ou l’oubli. Que ce soit à travers l’éphémérité de certains matériaux organiques, la labilité propre au langage ou encore les variantes de contextes, les oeuvres fragmentaires, silencieuses et ombrageuses d’Alys Demeure revendiquent une certaine retenue à l’efficience discursive ou spectaculaire.
Alys Demeure est diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’art de la Villa Arson (Nice), en 2008. Son travail a été présenté dans le cadre de différentes expositions collectives et d’expositions personnelles comme en 2014 au centre culturel Una Volta, à Bastia, et en 2017 chez Alexandre Dufaye pour le cycle Bruits de Couloir à Nice. Depuis 2016, elle participe aux journées d’études du Laboratoire Espace Cerveau de l’Institut d’Art Contemporain (IAC) à Villeurbanne, collabore aux recherches théoriques et à la programmation de celui-ci.

Correspondances est une série d’enveloppes réalisées à partir de papier de soie noir contenant une dose équivalence de pigment jaune. Cette pièce a priori monolithique sur image tend à conférer un caractère d’immédiateté au con­tenant de l’archive, une présence organique. La verticalité de la cimaise met à l’épreuve l’objet enveloppe qui une fois accrochée subie une déformation se­lon le poids du pigment et la gravité. Réactive au passage des visiteurs qui la soulèvent selon leurs mouvements, Correspondances provoque chaque fois le déversement d’un peu plus de pigments et devient une véritable matrice co­lorante de l’espace.

Marine Riguet | Le désert du vide

Marine Riguet

Marine Riguet est chercheuse en Littérature et en Humanités Numériques. Elle est l’auteure de textes poétiques, d’une pièce de théâtre (Talk to me, mise en scène par Laurent Cazanave en juin 2012 au Théâtre Côté Cour), d’un texte sonore (La Souterraine, illustrée par Emma Duffaud et performée Galerie POS en 2018), et pratique l’écriture audiovisuelle.

 
 
 

Depuis cinq mois qu’il marchait, il avait le soleil levant pour seul point de mire.
S’évaporait peu à peu tout ce qu’il avait quitté, jusqu’à son nom.
Il avançait sous une lumière sans jour ni ombre, dans une heure où se valent le soir et la naissance. Il ne faiblissait pas, ne trébuchait pas, ne priait pas.
Sa barbe recouvrait la moitié de son visage comme une croûte, et sa tunique, pourtant bien trop ample pour ses épaules, collait à sa peau.
Il avait enveloppé ses pieds dans des bandelettes pour que ses semelles ne les entament pas.

Devant lui, la terre. Devant lui, crépitant de silence jauni.
Les pousses dans leur lente crispation se confondaient aux pierres.

Il voulut cracher comme on s’humecte la gorge, mais il ne transportait rien, ni salive.
Ses épaules coûtaient. Sa nuque courbée, chaque enjambée faisait le poids d’un corps.
Il fuyait.
Sa marche était un interminable affrontement.

Il n’avait personne sur ses pas. Il entrait seul sur cette terre en dehors des routes, des promesses, des racines ; et il comprit que cette terre était sienne.

 

© Emma Duffaud

 

Ne dors pas.

Il faut leur coudre les paupières. Aux morts. Leur coudre les paupières pour préserver leurs images intérieures, que leur mémoire ne s’évapore pas par les yeux.

Ne dors pas. Il n’est nulle mort possible. La mort, c’est celle des autres, celle qui se voit, à la surface, qui se laisse regarder.

Ton existence à toi est une nuit sans commencement, de celles que l’on n’interrompt pas.

Le soleil s’élance. C’est pour toi qu’il s’étend, qu’il s’étire, pour toi qu’il brûle. Il est ton tatouage, ta sentence, ton clou, le passé en germe dans la moiteur de tes jours, il est le cœur qui s’essouffle en toi, devant lequel tu dois comparaître sans te dérober jamais, parce qu’il est l’œil, il est le ventre qui digère ton existence, qui t’accorde ton sursis et ronge ton repos, il est l’astre, le clown blanc sans ride, sans ombre, et il résonne, il parle à travers toi, il t’entend.

 

© Emma Duffaud

 

Le corps d’Annabelle. Invisible, dans la nuit, respirant sans se faire voir, sans soulever les couvertures, égal à tous les autres corps ; que la nuit dévoile, rend à lui-même, parmi tous ces autres corps, rend étranger, permis. Jusqu’à ce que sa main. Annabelle sur le matelas posait le dos de sa main. Si légèrement que le drap ne pliait pas. Écartée de son corps, donnée à la rencontre de mes doigts comme à la nuit, indifféremment, d’accord pour se faire happer, d’accord pour disparaître. Tant qu’on ne dérangeait pas le silence. Tant qu’aucun de ses mouvements ne crissait. Je n’ai pas su tout de suite. Sa main est apparue au bout d’un tâtonnement, d’un étirement de mon bras qui n’aurait rien dû rencontrer d’autre que l’air. Mais sans heurt. La main d’Annabelle dans la nuit n’était pas la main de ma sœur. C’était la main d’une autre, la main d’un corps parmi tous les corps, qui se donne sans appeler, qui réchauffe et tremble dans un frisson qu’on veut caresse, la main qu’on prend, qu’on retient en croyant serrer avec elle l’ensemble de l’être, la main qui se plie comme un cou et respire comme un ventre.  J’ai pris dans la nuit la main d’Annabelle qui n’était plus Annabelle. La main inconnue, la main nouvelle. J’ai rencontré la paume d’Annabelle pour la première fois.

 

Variations I & II

 

 

Suite du projet :
– vidéo-poème de Sara Bourre et Mathias Bourre (janvier 2020)
– exposition des peintures d’Emma Duffaud et live (printemps 2020)

Jolyon Derfeuil | Encrer à l’usine

Jolyon Derfeuil

Jolyon Derfeuil

Né à Angers en 1971, Jolyon Derfeuil a découvert la poésie à l’adolescence, au sein de l’atelier théâtre de son lycée, reprenant des textes de Raymond Queneau pour les jouer sur scène. Il découvre aussi dans la foulée Pierre Reverdy, Antonin Artaud, les poètes surréalistes, Baudelaire, etc. Puis il enchaîne avec des études de comptabilité qui ne mènent nulle part, le service militaire et quantités de petits boulots avant de faire une fac de lettres d’où il ressort avec une licence de lettres modernes. La suite de son parcours s’illustre dans l’associatif, l’écriture de scénarios, la réalisation de courts métrages sans pour autant délaisser la poésie. Il anime entre autres des émissions de radio consacrées au slam et au cinéma sur la radio angevine alternative « Radio G » et fait des improvisations poétiques en direct dans une autre émission dédiée au Free jazz.

 

 

Encrer à l’usine (extraits)

Une dizaine de camions entrent dans ma tête par les oreilles. Ils roulent dans tous les chemins nervurés de mon cerveau mais ils ne livrent pas, ils ne livrent jamais. Ne s’arrêtent jamais. L’un des chauffeurs saute de son véhicule en pleine course. Ils font tous pareil. Mais les camions continuent. Sans pilote. Ce sont des bolides absurdes, mais aux trajets réguliers, raisonnés. Peu à peu, ils se changent en neurones, en atomes, en feux-follets organiques, le coffre plein d’informations contradictoires pour éprouver vaillamment mes nerfs et, par mimétisme, ma conscience égarée et je deviens un ouvrier, un chauffeur, un mécano, un agent de la maintenance, rompu à la technicité désuète mais redoutable du geste sur. Je ne livre qu’à moi- même un robot ténébreux et je roule sur les bords du monde. Je roule, chargé d’une mémoire pleureuse, tailladée par les acouphènes, les éclairs et les odeurs d’aciers fondus. Je roule pour espérer remplir le néant.

Compter sur moi

Au rendez-vous de nos attentions ici
sur le bureau encombré de gommes j’ai retenu la nature du piège

à force d’être dans ce travail je ne deviendrai pas fou

je serai juste au bord

l’ombre de ma main me l’a dit l’ombre de ma tête aussi

des camions parcourent la nuit
chargés de ciseaux, de crayons de bois

ils me rejoignent au regard,
à la rature infinie humectée par la première langue, celle des consignes

et dans le vaisseau du gardien je fais le compte des néons avant d’être attentif
au numéro des taxis

je veux la palette
le siège le plus bancal et des fruits rouges

et je porterai
au sommet de l’horloge
la poussière brunie de mes gestes.

 

Des petits bonshommes sur des écrans, des robots en action, des portes qui coulissent, des wagonnets qui circulent, des camions qui se remplissent… ça fait des films en pagaille : des plans fixes, des zooms, des panneautages qui se prolongent infiniment dans le coeur des disques durs, une addition de signes pixelisés comme si on me renvoyait les photos fébriles des différentes parties de mon cerveau-surveillant, comme autant de fenêtres réelles qui se rêvent elles même en fiction… Alors je me range dans la faille des images, je m’imagine à la place de ces gens, je les occupe sans curiosité.