Archives de catégorie : Chroniques

404. Franco Battiato, Pollution, 1972 | BV

 


 

Ceci n’est pas une erreur 404.

Probablement mal connu en France, Battiato est l’un des auteurs italiens les plus singuliers et respectés qui soient (au niveau de Conte, de Andrè, Gaber, et probablement un peu plus : Janacci), et dont la disparition récente a permis de montrer l’attachement fort de ses compatriotes à ses excursions musicales souvent “désappointantes”. Portant très haut la foi en la chanson populaire, et ne rechignant jamais, ô grand jamais, à des expérimentations et des hybridations audacieuses, il serait, pour le public français, un peu comme un Christophe plus hardi, pour un anglo-saxon, un Harry Nilsson plus enflammé. Mais les comparaisons n’ont jamais raison, et Battiato ressemble surtout à Battiato : “dentro di me vivono degli organismi che non sanno di appartenere al mio corpo, io a quale organismo appartengo?” Une voix aiguë qui peut à la longue ennuyer, et de très forts positionnements soniques, à la limite de l’avant-garde.

Dans ce disque pourtant, son deuxième, c’est une enveloppe nettement progressive qui voit le jour, comme le démontre le morceau phare Areknames (qui se prononce [â-rék-na-mès], et dont le texte est lisible, à l’envers : “Sisopromatem ereitnorf alled etnem”, le dernier vers, peut en effet être *Mente della frontiere metamorposi S…, et “Areknames”, *Se mankera) qui ferait rougir un Tangerine Dreamer par l’usage accompli des synthétiseurs. Avec Beta, c’est plus vers une espèce de tissu floydien qu’on se dirige (basse, guitare, chant et piano… basse surtout, très Atom Heart Mother). Plancton est figuratif, y compris au niveau du texte, et mêle donc guitare et synthés, folk et progressif allégrement, et Pollution un peu trop explicatif, sans nier toutefois les liens à la chanson italienne (ce chant parlé et vindicatif), voire au classique.

C’est donc un drôle de disque, mais un disque assez cohérent, et qui marque le décalage que représentera par la suite toujours plus l’art de Battiato (“del ritmo magnetico sole-terra, per poter deviare l’umanità dalla catastrofe in cui sta per precipitare” lit-on dans le Manifesto funebre) qui est déjà un peu trop conscient de l’ironie de tout ce cirque. Les pleurs finaux hallucinés, mêlés de plages et de samples classiques, en conviennent.

Il faut de ce pas écouter d’autres albums. Nous verrons ce que nous prépare le hasard.

 

 

297. King Crimson, Red, 1974 | BV

 


 

Passons sur l’exécrable pochette : ça commence du tonnerre, comme du Crimson King.

Mais ça finira vite, puisque l’album marque la fin de la production du groupe pour les années soixante-dix, première fausse sortie. Réduit à un trio (Robert Fripp, Bill Bruford, John Wetton), bien qu’enregistré avec les anciens membres Ian McDonald et Mel Collins, le disque traduit la lassitude de Fripp qui, sous l’influence de Georges Gurdjieff dit-on, considère comme révolue l’ère jurassique du rock progressif — étrange pressentiment en cette année où les premiers sérieux punks font leur apparition notamment dans l’Ohio.

Cela n’empêche pas de détonner, dès le deuxième morceau, avec ce lyrisme digne de Barclay James Harvest, un rien désuet (et musical-fantasy), un premier morceau bien lourd et un troisième qui ramène carrément au premier album (In the court of the CK, #291). Voilà pour la première face. La seconde retient en effet ce style, qui est donc le leur, le vrai, pour Starless, après un truc expérimental passable.

Or ce dernier morceau est une excellente sortie en matière. Les notes lancinantes du long pont ébruitent d’abord des paysages stimulants, pour finalement se résoudre en une remarquable composition cinématographique aux accents brutalistes, qui malgré les limites du genre, nous donnent des plaisirs presque malsains, comme après un repas trop arrosé d’avoir trop mangé.

 

 

Au bout de la lorgnette | HPJ

 

Chaque fois qu’il s’apprêtait à regarder un paysage, il appréhendait ce moment où le cadre commençait à se former pour délimiter l’espace d’un tableau. Il ne comprenait pas comment son champ de vision s’achever, sans qu’il ne le décide, par un tableau. Comme s’il disposait d’un viseur d’appareil photographique, tout objet, et le vide lui-même se présentaient dans une scène rectangulaire. Les choses qu’il voyait trop longtemps se figuraient d’elles-mêmes en état de portrait. Il se trouvait confronté tous les jours à la même question : comment une simple potiche posée sur une table ou un buffet pouvait-elle être prise pour un portrait ? Il n’avait jamais été tenté de personnifier les objets, et curieusement, ceux-ci redevenaient anonymes.

Il aurait pu croire qu’il était atteint d’un trouble de la perception, mais il savait qu’aucun instrument optique ne lui aurait permis d’anéantir sa vision rectangulaire. Peut-être, s’est-il dit en riant, suis-je victime du syndrome de la carte postale.

Il avait remarqué qu’au cours des rêves, quand il tentait d’en reconstituer un, le même phénomène d’encadrement se produisait : les images du rêve, aussi fantasques pouvaient-elles paraître, finissaient par se plier à la discipline rectangulaire du tableau. Comme dans un film.

Chaque fois qu’il se plaçait face à un paysage, celui-ci se présentait telle une nature morte en instance de s’animer. Les arbres, la végétation, le ciel, les nuages, l’eau de la rivière d’abord figés dans leur allure se mettaient lentement en mouvement, et ses yeux, se disait-il, n’avait qu’un seul désir : se tromper, toujours se tromper jusqu’à découvrir la vérité de ce qu’il croyait voir.

Il était là, près du petit pont qu’il avait vu depuis son enfance, le paysage était en train de se métamorphoser en tableau à tel point que même des morts apparaissaient telles les ombres portées des portraits qui étaient en train de prendre forme devant lui. Il fermait alors les paupières pour faire le vide en les ouvrant à nouveau. Il utilisait le mouvement même de ses paupières comme celui d’une balayette qui fait du vide.

C’est l’apparition du vide, puis son évanescence, qui provoquait le flou. Mais le flou en devenait fou d’être dans un cadre, le flou bouillonnait dans sa clôture. Et le tableau volait en morceaux…

Quand la nature décidait de tenir tête dans le champ de vision où elle se rendait définitivement morte comme dans un tableau, elle épousait l’immuabilité d’une vanité.

« Je vous le dis, Monsieur le garde-champêtre, on l’a trouvé là, ce matin, il ne respirait plus, j’ai observé ses yeux grands ouverts, et j’ai vu mon portrait figé dans son regard. Je vous l’avoue, c’est le portrait tout craché de son meurtrier. C’est moi ».

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672. Death Grips, The money store, 2012 | BV

 

 

Évènement rare et étonnant de rap expérimental, totalement hors des entiers battus, mais complètement hip-hop, sans l’intellectualisme d’Antipop, ni d’ailleurs la vaine provocation à tout prix de nombreux collègues, plutôt un nihilisme industriel assez pénétrant et définitif. Si l’ensemble n’est pas inoubliable, tous les morceaux recèlent une indéniable énergie et ne présentent pas de défaut majeur ; de plus ils offrent aux oreilles sensibles des sonorités variées et renouvelées, puisées dans la pop, le glitch ou même le métal et le progressif, c’est assez déroutant, finalement. Et c’est le mieux qu’on puisse attendre d’un groupe de no-rap, qui crie sa liberté sur fond de dystopie un rien hostile. À noter que leur premier opus, un genre de mixtape librement téléchargeable, ouvre en fanfare cette carrière, qui se poursuit sans faux-pas. Mais ce disque est leur effort le plus singulier. Et ce n’est pas un premier avril.

 

 

789. John Coltrane & Don Cherry, The Avant-Garde, 1966 | BV

 


 

Oui, évidemment, on a là deux monstres du jazz plus ou moins libre, et on pourrait penser que l’association soit détonante. Les sessions remontent à 1960, mais l’album ne paraît qu’en 1966, entre-temps les deux ont largement pu explorer des territoires plus aventureux. Et en effet, on reste un peu stupéfait par les pistes (trois morceaux d’Ornette Coleman, un cosigné par Monk, et un seul de Cherry), et leurs interprètes (à nouveau Charlie Haden et Ed Blackwell, venus également de chez Coleman, enfin sur les deux morceaux plus flamboyants, Cherryco et The Blessing, Haden est remplacé par Pearcy Heath du Modern Jazz Quartet sur les trois autres), qui sont extrêmement bien ficelées et garnies, mais qui restent un peu toutes sur leur quant-à-soi… ce qui n’est pas désagréable, sans être exubérant, et pour tout dire, un peu contradictoire avec le titre. Blackwell propose de belles innervations rythmiques tout au long du disque.

 

 

257. Portishead, Dummy, 1994 | BV

 


 

Un classique des années 90. Et pas des moindres. Alors qu’un rock dit alternatif prend ses aises (poursuivant simplement le punk, comme le punk poursuivait le deuxième âge du rock, celui des années 60, lequel poursuivait le premier, etc.), avec PJ Harvey, que le hip-hop s’y frotte avec Beck, qu’une electro pop s’affirme et comment avec Björk — et tout ceci sur fond de grunge mené par Nirvana et Pearl Jam — une nouvelle brèche s’ouvre, qu’on appellera trip-hop, et qui s’incarne avec Massive Attack : les territoires, comme à l’aube des temps, se répartissent. Et tout à coup Portishead semble synthétiser tout cela, hip-hop, punk et autre, oui, peut-être du trip-hop, mais on ne peut nier ni l’énergie punk ou post-punk si on veut, et le côté exigeant qui ne rechigne pas à des ambiances progressives.

L’album commence très fort avec trois morceaux qui donnent la couleur, trois morceaux relativement différents qui démontrent toutes les qualités du sample (Geoff Barrow), de la guitare (Adrian Utley) et de la voix (Beth Gibbons).

C’est un choc, un nouveau choc, qui est porté à l’international, lol, par ce tube absolument imparable, un nouveau My baby juste cares for me du genre, Glory box, que tout le monde connaît (et qui est parfaite, comme Jóga, Loser, et Down by the water). Quand l’album sort, on ne connaît des impétrants cités, encore, que Debut (prometteur évidemment, #492), Mellow gold (#461) qui vient de sortir, et Rid of me (#172) : c’est-à-dire qu’ils ont fait leur meilleur album jusque là, qu’ils n’ont pas fait encore leur meilleur meilleur (!) (Homogenic (#68), Odelay (#170) et To bring you my love (#72)), et débarque Dummy (Massive Attack publiera Mezzanine en 1998, mais je pense qu’ils savent qu’ils ont perdu cette partie-là).

Et comme les autres, ce n’est encore rien face au successeur éponyme (#12, mais premier ex-æquo). Hâte !

 

 

143. Howlin’ Wolf, Moanin’ in the moonlight, 1959 | BV

 


 

Un disque de morceaux tous signés du grand Howlin’ Wolf (Chester Burnett), après une longue et profitable collaboration avec Willie Dixon, sideman à l’écriture de tubes on ne peut plus valides, dont on parlera le moment venu.

Il est toujours difficile de parler de disques de blues pour ce que le blues classique appraît et se diffuse ua moment où, si l’électrification et l’enregistrement sont quasiment au point, la diffusion n’est pas encore celle du format disque. La Souche, qui en était particulièrement indigente, s’est récemment mise à jour en en incorporant un certain nombre. De fait les disques construits comme tels (et non de simples compilations) sont rares. Mais le rock anglais, dans son entreprise culturelle de réhabilitation (aujourd’hui on dirait “appropriation”) a largement fait connaître tous ces noms, qui sont subitement devenus, à un âge disons certain, des stars.

Howlin’ Wolf a tout de même pu enregistrer ses morceaux en 1959 et dans ce disque-ci, s’il n’y a pas ses morceaux les plus célèbres — mettons Spoonful (immortalisé par Cream), Back door man (immortalisé par les Doors) ou The Red Rooster (immortalisé par les Stones) –, et pour cause : ils sont tous de Dixon, il y a quand même de sacrées belles chansons, Moanin at midnight, Smokestack Lightnin’, surtout Evil (is going on).

Un premier classique, donc, de notre série des grands bluesmen.

 

 

769. Supertramp, Crisis, what crisis ?, 1975 | BV

 


 

Probablement pas le tout meilleur effort du groupe — qui est un groupe bizarre. Une nette influence floydienne, des accents ambitieux à la Steely Dan ou 10CC, mais une évidente réussite mélodique qui a produit des tubes mondiaux. Cet album se place entre les très recherchés Crime of the century (#391) et Even in the quietest moments (#1034), et ne dispose pas de morceau phare comme ces derniers. Rien de véritablement indigne cependant, si les chansons, par ailleurs inégales, ne nous entraînent pas l’oreille comme on voudrait. Certaines sont presque insignifiantes (Lady, Sister Moonshine), d’autres activement pompières (A soapbox opera), plusieurs ennuyeuses. L’ironie, promise par la pochette, pâtit probablement dans sa réalisation de ses deux “parents”, et leur turbulent petit : oui, il faut être amateur de saxophone rock, aussi, ce n’est pas donné à tout le monde.

 

 

164. Minutemen, Doucle nickels on a dime, 1984 | BV

 


 

Ah, merci le sort, eh bien très clairement l’un de mes albums favoris, ah ça oui. Au point que je l’ai cherché à la longue en vinyle. Il y aurait beaucoup de choses à dire, encore une fois — il y a toujours beaucoup de choses à dire.

Intelligent, musicalement aventureux, esthétiquement concis et percutant, ce double album de quarante-quatre morceaux ciselés mélange allégrement ces trois adjectifs dans un bouquet de folkpunkjazz innovant, et diablement efficace. Politiquement incorrect, et tragiquement stoppé net par la mort du guitariste-vocaliste du groupe, D. Boon (et qui entre dans le singulier bal des 27), le trio, complété par George Hurley (batterie) et Mike Watt (basse), ne cède ni à la facilité ni à la gratuité (à différence peut-être de Hüsker Dü et son double Zen arcade (#1205e) qui lui ressemble un peu dans l’ambition). Comme ils le disent dans Political song for Michael Jackson to sing, “Me, I’m fighting with my head, I’m not ambiguous / I must look like a dork”.

Mais cette phrase péremptoire ne masque qu’avec peine l’ironie dont le groupe fait preuve, au travers de ce délirant disque (quarante-quatre morceaux, ce sont beaucoup de morceaux, quatre cinq albums “normaux”, mais une moyenne de durée du titre de… 1’40” !), à la production qualifiée de spartiate mais que je trouve impeccable (le son de la batterie). Ironie des textes, mais aussi des formes, et puis ces reprises improbables d’une part de Creedence Clearwater Revival (Don’t look now, sur Willie & The Poorboys, #789), d’autre part de Steely Dan (Doctor Wu, sur Katy Lied, #601) : ce disque est régulièrement cité comme le meilleur de l’année (1984, juste avant la naissance du CD, ce qui rend le vinyle difficile à trouver, m’a-t-on dit), et s’il est assurément l’une des propositions les plus originales du rock, il est aussi un très beau signal de l’underground américain.

(Je reviendrai pour un détail des titres…)

 

 

856. Manu Chao, Clandestino, 1998 | BV

 


 

Probablement l’un des disques les plus célèbres de ma génération, un disque usé jusqu’à l’os. Il était chez tous les monde, dans toutes les bagnoles et dans tous les rades, sans compter la radio.

Eh bien sans doute l’a-t-on beaucoup, beaucoup trop écouté, beaucoup trop écouté, aussi, subséquemment, nous ne l’avons plus du tout écouté.

Il représente en force l’espèce d’engagement artistique, esthétique, et même social typique des années 90, des forums sociaux, et du jospinisme. Il représente aussi, paradoxalement, l’échec total de cette époque, il symbolise en quelque sorte le mur de la réalité ou toute cette époque s’est fracassé, peu après… le retour de la droite, l’éclatement de la gauche plurielle, puis l’échec de Seattle, le désastre de Gênes, la catastrophe du World Trade Center.

Mise à part la nostalgie qui peut saisir l’auditeur convalescent, et compte-tenu, par conséquent, des limites de la production, des arrangements et de l’atmosphère même, il faut avouer que cette suite hyper cohérente de chansons a finalement, étonnement, plutôt bien résisté au temps. Cela ne mange pas de pain, mais ça ne évanouit pas pour autant dans l’arrogance ou la vanité.