Archives de catégorie : Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (10)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


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Moi, au départ, son projet j’avais rien contre. J’étais même plutôt pour. Assez curieux même de découvrir ce qu’elle avait dans le ventre cette fourgonnette. Et puis qui sait si. Des trésors de mécanique. Qui sait si on allait pas tomber non plus sur une malle à bijoux, un coffret rempli de billets ou de timbres rares, une vieille boite à musique, bref, un truc ou deux avec un peu de magie dedans.

A part la cabine et encore, tout le reste c’était comme une jungle interdite, une jungle totalement impraticable pour l’homme, envahie par un champ d’orties serrés comme une forêt vierge. Leurs tiges montaient à des hauteurs impensables. Des orties d’une taille pareille, c’est simple, de toute ma vie j’en avais jamais vues. L’entrée de cette jungle était défendue par un épais rideau de ronces et quelques buissons d’aubépine un peu plus loin, histoire de refroidir pour de bon l’ardeur de l’aventurier assez intrépide pour avoir bravé sans trop de mal l’épreuve des ronces.

Les ronces c’était des mûriers. Des mûriers recouverts d’épines aussi grosses que les ongles de ces sorcières, vous savez, ces sorcières aux griffes interminables qui, la veille de chaque pleine lune, filent illico chez un vieux mage-manucure pour qu’ils les aiguisent, leurs ongles-griffes, les rendent encore plus mortelles que des flèches. Voilà. Ce genre d’épines que donc tu dirais des ongles de sorcières. Ce genre d’ongles de sorcières qu’en plus elles trempent dans des fioles de poison en piochant au hasard, comme ça, elles font ça plouf, parmi leur collection de fioles remisées, selon un ordre savant connu d’elles seules, sur les étagères au milieu des crapauds et des serpents morts qui sèchent. Brr.

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Oui, brr. Parce que ces ronces, avant que dessus ce soit tout soudain tapissé de belles mûres et même que ça s’est fait en douceur, au début, ça et là, juste une ou deux, et bientôt on a plus vu que ça, des tas de grappes qui faisaient ployer les branches jusque par terre, tellement que, oui, on a fini par ne plus voir qu’elles, c’était comme des photos de mûres que quelqu’un aurait pris un malin plaisir à afficher par dessus les épines et le vert des feuilles, ces belles grappes de mûres que jusqu’ici tu sentais juteuses à ne pas croire, ben, pour tout dire, avant que j’assiste à cette explosion insensée de mûres, ce lacis de ronces dressé au garde à vous comme des sentinelles, j’avais pas trop envie de m’en approcher.

Et puis y’a eu ce parfum sucré violent qui s’est mis à m’emporter la tête. Me retrousser les narines dans tous les sens. J’avais l’impression de sentir que ça. Sitôt que je mettais un pied dans la cour. Que ça. Que lui. Le parfum des mûres souligné par la rosée. La rosée qui sait y faire, ah ça oui, qui arrive, et souvent même mieux qu’un peintre, à mettre en avant les choses jolies qu’après, une fois que le monde est sec, on peut plus voir.

N’empêche. L’odeur des mûres. Ce parfum-là. Oui. La première fois que je me sentais vraiment comme un acteur dans ma nouvelle vie. Parce que ma vie à la ferme avec Papa, ça correspond à une nouvelle séquence du film dont il est maintenant le seul scénariste. L’artiste avec un grand A, pour l’instant c’est lui. Un film, vous savez, c’est constitué de plusieurs séquences qui s’enchainent comme ça bout à bout. La première séquence du film, alors c’était sa vie avec Maman et moi. Sa vie d’hydrologue. De chercheur d’eau dans les déserts. Ensuite y’a eu une autre séquence : celle de sa séparation avec Maman. Et puis la séquence la plus triste que ça été la disparition de Maman. L’accident.

Ce parfum-là. L’odeur des mûres. Et voilà comment on en est arrivé à la nouvelle séquence de notre film. Et voilà pourquoi comment tout ce qu’il me faut savoir de la nouvelle vie qui m’attend par ici, des dangers qui me guettent, et des dangers en terre inconnue, il y en a, tant et tant, vous pouvez me croire, surtout si cette terre inconnue c’est une ferme plantée au beau milieu d’un pays perdu, que ce pays perdu c’est une terre plate, de hautes plaines mais plates et même que là-dessus on dirait que les vents s’aiguisent, que cette terre plate est coincée entre des collines toutes hérissées d’arbres menaçants et obscurs d’un côté, et de l’autre, par de hautes montagnes qui bornent l’horizon d’une manière un peu inquiétante, quand on a pas trop l’habitude, alors oui des dangers il y en a, des dangers mais aussi des joies que je pourrais bientôt retirer de ce monde tout neuf, une fois qu’à force de le regarder j’arriverais peut-être à mieux le voir, bref, je me comprends.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (09)

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La cour de la ferme, quand les poules et les canards se précipitent pour picorer leur grain, du blé la plupart du temps, de l’avoine quand le voisin nous en donne, ça fait un drôle de joli bruit que j’aime. Tu dirais la musique triste des gouttes d’eau qui viendraient mourir sur une assiette plate, le bruit que ça fait les poules et les canards en train de se picorer le grain dans ces boîtes de conserve. Moi j’avoue que ça me plait bien d’assister au petit concert que poules et canards donnent donc deux fois par jour. Le premier c’est très tôt le matin, juste avant mon départ pour le bus scolaire. Et puis l’autre c’est le soir, avant que Papa rentre la volaille. Les poules au poulailler. Les canards dans la remise. Je me suis même dégotté l’endroit idéal pour être aux premières loges.

Cet endroit, en fait voilà, c’est la cabine d’une fourgonnette à bestiaux. Le moteur est foutu. La carrosserie toute rongée par la rouille. Les vitres du pare-brise ont dû éclater en mille morceaux, un accident de la route ou bien le gel, je sais pas, n’empêche à la place, y’a rien, plus que des toiles d’araignées. Bref. Ça marche pas. Ça sert plus à rien. Sauf à moi et à mon bon plaisir.

Cette fourgonnette appartenait à l’ancien propriétaire de la ferme. Dès les premiers jours de notre installation, j’ai bien vu que Papa la regardait avec le mauvais œil. Possible que la carlingue toute déglinguée d’une fourgonnette, y trouvait que ça n’avait rien à faire là, que ça jurait un peu dans tout ce paysage agricole. Que sa place c’était plutôt dans un garage. Une casse auto. N’importe où mais pas ici, quoi. Chaque fois qu’il passait devant, et ça c’était au moins trente fois par jour, il détournait les yeux. Pouvait plus la voir. Supportait plus de la savoir là. Un matin, il est même allé demander de l’aide au voisin. Son projet c’était que tous les deux ils la démontent, pièce par pièce, puis qu’ils la chargent sur la remorque et zou, ensuite on partirait vendre les pièces détachées à un ferrailleur du coin.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (08)

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Depuis la fenêtre de ma chambre, le décor d’ensemble, alors c’est la vieille ferme où Papa et moi on s’est donc installés histoire de donner une deuxième chance à notre vie. Le décor d’ensemble alors ce serait plutôt à base d’une charrue appuyée contre une vieille souche et d’un prunier aux branches qui tombent en ruine parce que Papa prétend qu’il a attrapé la maladie. Au début, l’idée qu’un prunier puisse être malade, j’avoue que. Mais si on prend la peine d’y réfléchir trois secondes, ça parait de suite plus évident.

Un prunier, c’est un être aussi vivant que vous et moi, pas vrai ? Vous et moi, en fonction du temps qu’il fait, de la façon dont le matin on a choisi de s’habiller, soit trop couvert, soit pas assez, ben voilà, le soir, ça peut arriver qu’on commence à moucher gras, à tousser plus sec, bref, à se sentir tout faible, et c’est juste qu’on a attrapé un rhume, la grippe, ou bien c’est qu’un sale virus n’attendait que ça pour vous tomber dessus. On a, nous aussi, attrapé la maladie. Faut pas croire, m’a dit Papa, mais tout ce qui est vivant est susceptible d’en attraper, des maladies. Donc je me suis mis à penser que ce prunier, lui aussi, un matin il avait dû, soit trop se couvrir, soit pas assez. Bref.

Plus loin, y’a une remorque. Ses pneus sont complètement à plat et c’est à cause du poids des branches de sapin et de tout un tas de troncs d’arbre dont j’ai oublié la marque. Les mots tout neufs qui doivent m’aider à reconnaître les nouvelles choses qui m’entourent, je ne les ai pas tous en tête. Pas encore. Ce que je sais par contre, c’est que Papa, il a le projet de couper ces troncs en plus petit, en moitié ou en quart de troncs, et même que ces moitiés ou ces quarts de troncs, ensuite ils vont pouvoir trouver leur place dans la cheminée. Parce que tels quels ils n’arriveraient même pas à passer la porte, voyez. Et alors ils n’auraient plus qu’à vivre tout le temps dehors, à dormir à la belle étoile et ça, aux troncs d’arbre, ça leur est très pénible, vous savez. Surtout maintenant qu’y vivent plus vraiment comme de vrais arbres. Qu’ils sont coupés de leurs racines. Qu’ils sont devenus vulnérables.

Sinon, dans la cour de la ferme, quand c’est l’époque, y’a aussi des pensées jaunes et mauves plantées dans une vieille roue de tracteur coupée en deux. Papa milite pour le recyclage. Jusque là, rien de bien neuf sous le soleil, vous allez me dire. Sauf qu’il a sa façon de voir les choses, Papa. Bon alors voilà. Quand c’est plus la saison de faire pousser des fleurs, il vide la terre et les pensées qui sont déjà toutes fanées à l’intérieur, il nettoie tout ça au jet et puis cette vieille roue de tracteur qui venait d’être recyclée en pot de fleur, il la rerecycle de nouveau. Et alors c’est plus des pensées jaunes et mauves qu’on pourra voir en train de pousser dedans, mais du grain, du grain qu’il va y mettre, du grain un peu chaque matin, un peu tous les soirs, du grain pour les poules et les canards.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (07)

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Des choses qu’on comprend pas tout de suite, mais plus tard, dans la vie, y’en a. Avec cette histoire de destin, au début j’ai cru que ça me prendrait du temps. En fait non. Le destin, j’ai compris ce que c’était ce jour qu’on sortait de voir un film, Papa et moi. Un film pour les petits mais qui avait quand même bien fait rire Papa. Même qu’une fois dans la rue, le film continuait à le faire rire. Alors, quand son portable a sonné et qu’il a répondu avec un reste de rire au coin des lèvres, ça m’a fait bizarre de le voir éclater tout à coup en sanglots. C’est comme s’il s’était brisé à nouveau, mais en morceaux encore plus petits. Alors quand j’ai fini par lui demander ce qui le rendait tellement triste, il m’a dit qu’une voiture avait renversé Maman. Ça, il l’a répété plusieurs fois. Que Maman ne s’était pas relevée. Que Maman ne se relèverait plus. Plus jamais tu comprends. Quand il m’a serré très fort dans ses bras, alors j’ai tout compris.

Maintenant vous savez comment le destin m’a pris Maman. Maman et la vie que j’avais avec elle. Maman et ses souvenirs, parfois je me dis que ça m’empoisonne un peu trop la tête. Ça, c’est quand j’ai peur, que j’ai la tête toute congestionnée où le sang passe mal, que je suis roulé en boule dans mon lit ou que j’ai encore fait ce rêve, un rêve bizarre où y’a des tas de portes qui se ferment et j’ai beau avoir une clé, jamais j’arrive à les ouvrir ces portes de malheur. À voir ce qu’il y a derrière. Et puis je me lève, c’est l’aube et la nuit finit de se vider les poches, je mets le nez à la fenêtre et puis je regarde mon film de montagnes et alors ça va mieux. Mon film de montagnes, ça m’aide à me souvenir des jolies choses. Alors je me souviens que Maman c’était une artiste. Costumière. Son métier c’était ça. Costumière pour le cinéma. La télévision. Mais surtout le théâtre. Voilà. Maman c’était une artiste, vous savez. Mais une qu’on ne voit jamais.

Je vous explique. Les artistes, en fait, y’en a de plein de sortes différentes. Oui. Ceux qui se voient. Les acteurs. Les comédiennes. Et ceux qui s’écoutent. Bien sûr qu’un acteur ça s’écoute. Ça s’écoute même beaucoup parler, d’après Maman. Mais c’est surtout les chanteuses et les chanteurs qu’on écoute. Eux, même si, c’est vrai, on va parfois les voir, en concert tout ça, n’empêche que c’est d’abord pour les écouter qu’on y va. Sur leur disque, y chantent de telle ou telle façon et souvent, une fois qu’ils chantent en vrai, sur la scène, vous savez, en direct quoi, alors les chansons du disque ça devient encore autre chose, vu qu’ils les chantent de telle autre façon, parce que si c’était pour la refaire toujours à l’identique, à force y s’ennuieraient. Ils perdraient l’envie et peut-être même, allez savoir, leurs voix. Voilà.

Oui, vraiment, plein de sortes différentes. Ceux qui se voient. On vient de les voir. Ceux qui s’écoutent et eux aussi… on vient de les voir. Et surtout, ceux qu’on ne voit jamais mais qui comptent tout autant. Tous ceux qui restent dans l’ombre, comme disait maman. Cette ombre, vous savez, dans ces métiers d’artistes qui se regardent ou qui s’écoutent, c’est plutôt derrière la caméra, et là il s’agit bien sûr de cinéma, ou alors en coulisses, pour les pièces de théâtre et les concerts, c’est là qu’elle se trouve, l’ombre. Là qu’elle s’aplatit comme une bête tranquille mais toujours à l’affût, prête à bondir au cas où les artistes « visibles » et « écoutables » auraient besoin d’elle. Parce que dans ces métiers-là, j’ai fini par comprendre que sans les gens de l’ombre, ceux de la lumière n’existeraient pas. Non. Y pourraient pas.

J’ai compris autre chose. Si, par exemple, les artistes que le public est venu voir ou écouter, manque tout à coup de lumière, alors c’est que les gens de l’ombre ont mal fait leur travail. Entre le public et les artistes qui sont dans la lumière, y’aurait comme une espèce de grande vitre invisible, et cette vitre, un peu comme une grande fenêtre, vous voyez, les artistes qu’on ne voit jamais, juste avant de rejoindre l’ombre, leur travail c’est qu’elle soit toujours nette, toujours propre et impeccable, cette vitre, vous voyez, sinon entre le public et les artistes un tas de taches, comme des traces de doigts, des éclats de boue, des larmes de pluie sèche, voilà, un tas de taches comme ça, viendraient faire obstacle. Les artistes visibles ou écoutables, alors le public ne les verrait plus de la façon qu’il faudrait, de la façon voulue par le metteur en scène.

A la fenêtre où tous les matins je me dépêche d’aller le contempler, ce nouveau monde, je me demande souvent qui ça peut bien être le metteur en scène de mon film de montagnes ?


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (06)

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Me voir aussi souvent que possible, c’était devenu la seule priorité de Papa. Les choses, aussi bizarre que ça puisse paraître, quand tu les as perdues alors c’est là que tu t’aperçois que t’en as le plus besoin. Oui c’est bizarre mais c’est comme ça. N’empêche. La vie, ça a beau être mal fichu, parfois c’est quand même plein de bonnes surprises. Que maman se lance sur une nouvelle route, Papa ça l’a pour ainsi dire sédentarisé. Fini ses escapades dans le désert, il s’est mis à donner des cours à l’université et voilà. Il s’est installé au dernier étage d’une grande tour toute en béton et en verre, mais c’était un endroit plutôt chouette pour voir la ville d’en haut.

Ce que j’aimais pas c’était le reste de son appartement. Le papier peint se décollait un peu partout et des tâches sombres sont vite apparues au plafond. Quand Papa a parlé d’un dégât des eaux, moi j’ai pensé à la vengeance sournoise de l’hydrologie. Et quand ça a été au tour du robinet de la salle de bain de fuir nuit et jour, j’ai commencé à croire que c’était sa façon de lui faire payer son brusque désintérêt pour elle. L’hydrologie, c’était une sacrée chipie de poche pour faire des trucs pareils.

Maman et moi on a emménagé dans une maison de ville. Dans l’entrée elle avait mis son vélo. Le reste de la maison ça ressemblait à un grand bazar multicolore. Y’avait un peu de tout partout. Cette nouvelle maison, maman l’appelait notre fourbi élastique. J’aimais bien. T’aurais plutôt dit une petite maison de poupée. Ce que j’aimais moins, c’était de plus avoir ma chambre d’avant. Au lieu de mettre notre ancien appartement en vente, Papa avait pourtant proposé qu’on y reste tous les deux, enfin, elle et moi. Mais Maman a refusé. Je crois qu’en restant ici, elle avait peur de ramasser un jour ou l’autre le souvenir de sa main, de son visage. De tomber sur quelque chose qui avait appartenu à Papa et qu’il avait oublié de récupérer. Bref. Dans le fond je crois que ça n’aurait pas été tellement possible pour elle de continuer à vivre là.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (05)

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Papa n’a pas dû comprendre tout de suite. A la maison, pourtant, ça sentait pas comme d’habitude. Ça sentait déjà plus tellement la bonne odeur de cuisine, tout ce qui flottait c’était juste un souvenir lointain de graisse froide et de vieille soupe. Ça sentait le renfermé. Le rance. Le cuir neuf des valises que Maman avait ressorties de l’armoire. Ces valises, on les avait rangées là en attendant de partir un jour pour un long voyage. Normalement, ce voyage c’est tous les trois qu’on aurait dû le faire.

Non, Papa n’a rien vu venir. Il a mis ses clefs dans la serrure et ça a fait, j’imagine, le cliquetis saccadé de quand il rentre. La porte, il l’a poussée d’un bloc, et puis il nous a appelés. Personne répondait mais jusque là tout allait bien. Sans doute a-t-il cru qu’on était sorti faire des courses ou que Maman m’avait emmené au parc. Il a foncé tout droit dans la cuisine pour voir s’il restait un peu de café. Et c’est là qu’il a vu le petit mot coincé entre le grille pain et la cafetière.

C’était un mot au ton sec et nerveux, si je vous en parle c’est que je l’ai lu à la sauvette par-dessus l’épaule de Maman. C’était un mot écrit d’une traite dans lequel elle lui expliquait que rester toute sa vie à l’attendre, encore et toujours, à essayer de me faire tenir en place avec ses jolies explications à propos de son absence et puis à pleurer chaque fois que le jour baissait, que je dormais enfin tranquille et que là elle se retrouvait seule, toute seule avec les dernières images de lui et c’étaient des images qui avaient fini par devenir très floues, c’étaient des images où elle avait même de plus en plus de mal à le reconnaître, voilà, tout ça elle en pouvait plus.

Avec moi, Maman qui a toujours tenu à bien m’expliquer les choses, bien sûr elle s’y est prise autrement. Elle m’a dit que, parfois, les gens qu’on aime, y se contentent juste d’être aimés. Elle m’a dit que l’amour c’était une flamme. Mais que cette flamme ça brûlait tout de suite moins haut, que ça chauffait moins bien quand y’avait plus qu’une seule bouche, un seul souffle, et puis toujours le même, pour l’entretenir. Que l’amour quand ça revient à lancer des appels désespérés vers quelqu’un qui vous répond jamais, alors c’est comme rouler sur une route à sens unique vers une voie sens issue. Ses histoires d’appels et de routes, j’avoue que… Par contre, les deux grosses gouttes qui pour finir se sont mises à gonfler au coin de ses yeux comme deux nuages sombres, deux bulles de chagrin sur le point d’éclater, ça, oh oui alors, ça m’a aidé à mieux comprendre la gravité de la situation. Même si. Voilà. Dans sa voix elle avait beau mettre toute la douceur possible, depuis qu’elle était allée prendre les valises dans l’armoire de l’entrée, je savais. Elle et Papa se séparaient. Voilà.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (04)

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Entre le désert, où Papa partait donc de longs mois pour son travail, et cette ferme, y a eu aussi une grande ville. Et même que dans cette ville je vivais avec Maman. A l’époque. Et même que c’était une époque pas si lointaine. Une époque où Papa me manquait beaucoup. Une époque où Maman je l’avais toute à moi. Aujourd’hui que j’ai Papa pour moi tout seul, bien sûr que là c’est elle qui me manque. Bien sûr. A me faire mourir le cœur elle me manque. Maman. Parfois la vie c’est bizarre. Mal fichu. Comme un conte un peu tordu, vous voyez. Mais ça fait rien. Le manque de quelqu’un ou de quelque chose, quand ça peut pas se combler, au moins ça aide à se construire de beaux souvenirs.

La vie, même si c’est parfois mal fichu, soit on accepte de la vivre et alors tout devient possible. Soit on refuse d’y prendre part et alors jamais on trouve sa place dans le monde. On stagne. Parce que, vous savez, chacun à sa place dans ce monde. Ca demande beaucoup d’effort. Faut pas ménager sa peine avant de la trouver. La vie, même si ça fait peur, ça se refuse pas. C’est un cadeau, la vie.

N’empêche qu’à l’époque où j’étais un enfant de la ville, que je vivais encore avec Maman, c’était quand même dur de l’attendre tous ces longs mois interminables, Papa. Le temps, sans lui, ça passait moins vite. Pour moi c’était dur mais pour elle ça a du l’être cent fois plus. Alors un jour qu’il est rentré de son travail dans le désert, Papa a vu qu’à la maison aussi c’était devenu tout vide. Plus vide encore que le désert même que c’était.


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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (03)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


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Notre première chance, c’est pas comme si on n’avait pas su la saisir. Non. Plutôt qu’on l’aurait laissée filer alors? Quelque chose comme ça. La chance, c’est fragile. Soit on la serre trop fort, parce qu’on craint qu’à tout moment elle s’échappe, et alors, crac, entre vos doigts un beau jour elle se brise. Soit on croit que ça y est, voilà, ce coup-ci on la tient, et puis on se met peu à peu à desserrer l’étreinte, et c’est là que, pfuit, elle vous glisse des mains. La chance, non seulement c’est quelque chose de fragile, mais c’est aussi quelque chose de très capricieux. Fragile. Capricieux. Et rare. C’est sans doute pour ça qu’elle repasse que deux fois dans une vie. Papa, en fait, y pense que c’est uniquement de sa faute, si notre première chance, on la laissée s’échapper comme un oiseau rare. Notre oiseau rare, bien sûr, c’était Maman. Au début, ce serait plus juste de dire que Maman c’était son oiseau rare rien qu’à lui. Parce qu’au début, moi, j’étais pas encore là. Moi, ça fait seulement neuf ans que je suis là.

Ce qui a fait que notre première chance, on n’ait pas su, pas pu, la saisir, je veux dire tous les trois ensemble ? Et si erreur y a eu, alors où a-t-elle pris racine? Eh ben dans le désert. Voilà. Non vous ne rêvez pas. Vous avez bien lu. Oui. C’est dans le désert que ça a commencé la fin de notre première chance. Pour Papa, aucun doute là-dessus.

Papa, son travail, avant, c’était hydrologue. Un hydrologue mettons que c’est quelqu’un qui passerait sa vie à chercher de l’eau. Certaines personnes se mettent à vouloir trouver de l’or à tout prix. Ça les prend comme ça et une fois que ça les a pris, y’a plus rien à faire, parait. C’est le genre d’idée fixe qu’est difficile à s’enlever de la tête. Papa, son truc, son idée fixe rien qu’à lui, ça consistait, pour vous simplifier un peu les choses, à trouver de l’eau. Surtout là où tout le monde estimait qu’y en avait pas. Chercher de l’eau dans le désert, vous vous dites qu’il faut être un peu fou pour consacrer sa vie à une occupation pareille. Pourtant de l’eau dans les déserts, y en a. Oui.

Non. Dans le désert, d’accord, y’a ces quelques flaques visibles à l’oœil nu et tout. Mais aussi. Mais surtout. Des fleuves, invisibles ceux-là, et c’est sous terre qu’ils s’écoulent, ces fleuves. C’est ici que l’histoire se complique. Comment on les appelle ces fleuves souterrains? Oh ça… Je sais plus. Tout ce qu’il vous faut savoir c’est que c’est là que Papa entrait en scène. Pour les traquer avec des patiences de chasseur. Pas ceux dont on vient de parler, hein. Bref. Pour les débusquer, ces maudites sources tapies sous des couches et des couches de sable, les débusquer comme des bêtes sauvages pas pressées de se laisser apprivoiser. Il arrive qu’elles soient enfouies à des kilomètres et des kilomètres de la surface de la terre. Papa, dans le désert, alors il y partait de longs mois.

Entre le désert et cette ferme où on vit maintenant, c’est sûr que ça en fait des milliers de kilomètres. Et même des tas de pays et des tas de mondes mystérieux. Avant d’y arriver, faut te gravir quatre à quatre des chaînes et des chaînes de montagnes. Battre la poussière de campagnes toutes très différentes les unes des autres. Te perdre dans le labyrinthe de forêts remplies de ténèbres. Brr. Quelle aventure.

Sans doute qu’à force, tes muscles y finissent par se gorger de fatigue. Et alors le danger ce serait que tu commences à compter tes pas. Parce que si jamais tu fais ça, tu mets bientôt le sac à terre. T’avances plus. Ce serait bête d’avoir fait toute cette route pour rien. D’autant que c’est loin d’être fini. Y’a encore la mer à traverser. Ça fait quand même un assez long voyage. Le long voyage de Papa vers son désert, Maman me l’a souvent raconté. C’est même dans ses yeux à elle que je le voyais, lui et ses traces d’hydrologue, disparaître peu à peu dans les dunes.



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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (01)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


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Tout ce que je dois savoir de ma nouvelle vie, maintenant y’a plus que Papa pour me l’expliquer. Voilà. Ici pour moi, vous savez, c’est un peu le nouveau monde. Une terre inconnue. Des dangers qui vous guettent en terre inconnue, il y en a tant et tant, vous pouvez me croire. Surtout si cette terre inconnue, d’abord c’est une vieille ferme plantée au milieu d’un grand nulle part et puis, pour finir, que ce grand nulle part c’est rien qu’un pays perdu, des hautes plaines plates et tristes par moment. Même que sur cette immense terre plate, tu dirais que les vents s’aiguisent. Même que quand le jour baisse, les ombres rampent un peu partout comme des animaux blessés et même que ça fait peur. Oui. Très peur.

Ce pays perdu, comment vous dire, c’est comme si la main de quelqu’un, un dieu d’une autre époque, le doigt de quelque chose, un brusque changement de climat, comme si ceci ou cela l’avait laissé tomber là par mégarde. Les dieux, vous savez, c’est un peu étourdi. Ils font le monde en sept jours et après ciao, salut la compagnie. Le climat, avec le temps, ça varie. Ce pays perdu, n’empêche, tu dirais qu’il est pris au piège, coincé entre des collines recouvertes de grands arbres tout noir et des montagnes dont les sommets affutés comme des lames se dressent vers le ciel.

Ces montagnes, vous savez, elles sont jamais tout à fait pareilles. Au début, chaque matin tu te lèves et alors à la fenêtre de ta chambre tu t’apprêtes à leur dire bonjour quand, tout à coup, t’en reconnais plus une seule. Tu te dis qu’elles ont du changer de place pendant la nuit, que c’est pas possible autrement. Ou alors qu’elles ont joué aux chaises musicales quoi. En fait c’est pas du tout ça. Non. Pas du tout. Il suffit que la brume efface tel ou tel sommet ou que le soleil décide de jeter ses rayons là-haut dessus au petit bonheur la chance, ou bien que la pluie se mette à délaver toutes les couleurs, suffit de ça pour brouiller les pistes. Les montagnes de par ici, voilà, c’est pas qu’elles aient la bougeotte. Non. C’est pas ça. En fait, je crois qu’elles jouent dans un film. Un film de montagnes. Et c’est un film étrange dont la bobine continue à défiler pendant la nuit. Ce film, toujours tu le quittes sur une séquence bien précise, c’est le soir et tes yeux se ferment tout seul, et puis chaque fois c’est pareil, le lendemain tu te rends compte qu’il a taillé la route sans toi. Chaque matin, ce film de montagnes, ça fait comme un rêve enfui. Bref.



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