Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (08)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


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Depuis la fenêtre de ma chambre, le décor d’ensemble, alors c’est la vieille ferme où Papa et moi on s’est donc installés histoire de donner une deuxième chance à notre vie. Le décor d’ensemble alors ce serait plutôt à base d’une charrue appuyée contre une vieille souche et d’un prunier aux branches qui tombent en ruine parce que Papa prétend qu’il a attrapé la maladie. Au début, l’idée qu’un prunier puisse être malade, j’avoue que. Mais si on prend la peine d’y réfléchir trois secondes, ça parait de suite plus évident.

Un prunier, c’est un être aussi vivant que vous et moi, pas vrai ? Vous et moi, en fonction du temps qu’il fait, de la façon dont le matin on a choisi de s’habiller, soit trop couvert, soit pas assez, ben voilà, le soir, ça peut arriver qu’on commence à moucher gras, à tousser plus sec, bref, à se sentir tout faible, et c’est juste qu’on a attrapé un rhume, la grippe, ou bien c’est qu’un sale virus n’attendait que ça pour vous tomber dessus. On a, nous aussi, attrapé la maladie. Faut pas croire, m’a dit Papa, mais tout ce qui est vivant est susceptible d’en attraper, des maladies. Donc je me suis mis à penser que ce prunier, lui aussi, un matin il avait dû, soit trop se couvrir, soit pas assez. Bref.

Plus loin, y’a une remorque. Ses pneus sont complètement à plat et c’est à cause du poids des branches de sapin et de tout un tas de troncs d’arbre dont j’ai oublié la marque. Les mots tout neufs qui doivent m’aider à reconnaître les nouvelles choses qui m’entourent, je ne les ai pas tous en tête. Pas encore. Ce que je sais par contre, c’est que Papa, il a le projet de couper ces troncs en plus petit, en moitié ou en quart de troncs, et même que ces moitiés ou ces quarts de troncs, ensuite ils vont pouvoir trouver leur place dans la cheminée. Parce que tels quels ils n’arriveraient même pas à passer la porte, voyez. Et alors ils n’auraient plus qu’à vivre tout le temps dehors, à dormir à la belle étoile et ça, aux troncs d’arbre, ça leur est très pénible, vous savez. Surtout maintenant qu’y vivent plus vraiment comme de vrais arbres. Qu’ils sont coupés de leurs racines. Qu’ils sont devenus vulnérables.

Sinon, dans la cour de la ferme, quand c’est l’époque, y’a aussi des pensées jaunes et mauves plantées dans une vieille roue de tracteur coupée en deux. Papa milite pour le recyclage. Jusque là, rien de bien neuf sous le soleil, vous allez me dire. Sauf qu’il a sa façon de voir les choses, Papa. Bon alors voilà. Quand c’est plus la saison de faire pousser des fleurs, il vide la terre et les pensées qui sont déjà toutes fanées à l’intérieur, il nettoie tout ça au jet et puis cette vieille roue de tracteur qui venait d’être recyclée en pot de fleur, il la rerecycle de nouveau. Et alors c’est plus des pensées jaunes et mauves qu’on pourra voir en train de pousser dedans, mais du grain, du grain qu’il va y mettre, du grain un peu chaque matin, un peu tous les soirs, du grain pour les poules et les canards.


A suivre : 1345678910

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