Anna de Sandre • Après le chemin

anna_de_sandreAnna de Sandre a une prédilection pour la forme brève ; elle écrit principalement des nouvelles (‘Le parapluie rouge’, à paraître aux éditions In-8) et de la poésie (‘Un régal d’herbes mouillées’, aux Carnets des Desserts de Lune), et ponctuellement des romans et des histoires pour la jeunesse (‘Iris et l’escalier’, Gallimard). La plupart de ses textes sont publiés dans divers recueils collectifs ou revues. Ses textes sont visibles sur son site Biffures Chroniques.

 

Un glacis de quatre nuits troue les orties que je frôle en dévalant le chemin des Vieux Lavoirs. Des églantiers ensevelis évoquent les formes de gros pénitents blancs, et les gratte-culs rouges à point noir qui s’en échappent me regardent avec mépris. Mille yeux sévères, mais ce n’est pas ce qui hâte mon pas. Je lève haut les jambes et mes traces sont des trous moyennement profonds, assez en tout cas pour que la neige entre par le haut de mes bottes et gèle mes mollets puis le dessous de mes talons. J’aurais pu y glisser des feuilles de journal roulées. J’aurais pu aussi m’habiller sous le manteau que j’ai jeté à la hâte sur mon pyjama. Mon cœur va péter et ce n’est pas à cause des bouffées glacées que j’avale en courant presque. Je ne prends pas le temps de souffler longuement et je masse la douleur qui démarre ses coups de lance du côté droit. Des geais et des mésanges trifouillent sous les buissons et un petit tas blanc surmonte leur bec, comme une mousse autour des lèvres d’un gourmand sauf qu’ils n’ont pas de quoi manger. Et ça m’est égal. Je me fiche de ces piafs et de ce mime de Barnum, des gens que je croise et qu’étonne mon accoutrement quand hier encore je leur souriais dans une tenue sobre et impeccable. Du désordre des voitures sur le parking de la supérette, des plantes malingres étalées devant le magasin du père Laforgue qui fermera ses portes dans quelques jours, et des papiers gras et des canettes jetés cette nuit par les jeunes cons désœuvrés du lycée Fournier contre le mur des maisons – qui abritent des vies qui peuvent crever sans qu’aujourd’hui cela m’inquiète ou me soulage -.

Je connais ce chemin et puis après le virage à gauche. Je ne salue pas les Humbert. Mon élan tête baissée les intrigue et ils jaseront avec le buraliste après la promenade du chien et l’accompagnement de leur fils à l’école. C’est la loi de Murphy et je la laisse me plier les épaules et frapper mon ventre au creux de ma trouille. Le village s’éveille en couche-tard après les fêtes qui ont martelé son pavé et sali les trottoirs devant ses porches, et pourtant ce matin ils semblent s’être tous donné rendez-vous sur mon chemin, celui qui me paraît à présent interminable alors que je ne l’ai jamais descendu à cette vitesse auparavant, alors que j’ai horreur de marcher vite et que la dernière fois que je me suis pressée, j’étais dans une ancienne décennie et accoutrée autrement.

Je tourne à droite et m’éloigne des trajets familiers pour arriver sur le territoire de Geneviève Lucas. Le portail est ouvert, bloqué par la neige, et c’est moi qui imprime les premières empreintes jusqu’à son perron. Je gravis cinq marches (je ne sais pas pourquoi je les compte), et je sonne un coup bref même si je n’ai pas peur de la réveiller. Pourquoi est-ce que je ne suis pas hors d’haleine ?

Un autre coup prolongé et je colle ma bouche ouverte sur le bois gelé, je frappe les mains à plat à hauteur de mon visage et je crois que c’est moi qui commence à hurler — mais qu’elle ferme sa gueule, c’est qui cette hystérique ? (Je n’ai pas reconnu mes propres hurlements).

C’est toi qui a répondu : « entre ! » et j’attrape une poignée grosse et ronde. Je la serre à blanchir mes jointures. Je n’ai pas le temps de la tourner, un haut-le-cœur me précipite en bas de l’escalier.
Je ne peux pas franchir le seuil de ton nouveau chez-toi.

 

© Anna de Sandre, 2013.

3 réflexions sur « Anna de Sandre • Après le chemin »

  1. Thibaud

    “un glacis de quatre nuits troue les orties” : bien trouvé, l’invertion ! on a tout de suite l’idée de quelqu’un sens dessus dessous ! et ça ne rate pas ! Mais on peut sans doute voir autrement, pour les orties… peu importe, la course est belle !

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    1. Thibaud

      je voulais dire “l’inversion” (frappe malencontreuse ou quelque lapsus ?) car en général le glacis, c’est lui qui peut être troué, alors que l’ortie, elle, troue, ou du moins pique.

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