Jean-Pierre Dupuy | Catastrophes et fortune morale

Polytechnicien, Ingénieur Général des Mines. Professeur émérite de philosophie sociale et politique à l’Ecole Polytechnique, Paris ; professeur de philosophie et littérature à l’université Stanford, Californie. Membre de l’Académie des Technologies. Directeur des recherches de la Fondation Imitatio.
Récentes publications : The Mechanization of the Mind (Princeton University Press, 2000) ; Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2002) ; Avions-nous oublié le mal? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard, 2002) ; La Panique (Les empêcheurs de penser en rond, 2003) ; Petite métaphysique des tsunamis (Seuil, 2005) ; Retour de Tchernobyl : Journal d’un homme en colère (Seuil, 2006) ; On the Origins of Cognitive Science (The MIT Press, 2009) ; La Marque du sacré (Carnets Nord, 2009) ; Dans l’œil du cyclone (Carnets Nord, 2009) ; Penser l’arme nucléaire (PUF, à paraître).

Le pire n’est jamais certain, mais il est parfois utile de faire comme s’il était inévitable. Le certain et le nécessaire sont deux prédicats qu’il convient soigneusement de distinguer. Comme dit le poète argentin Jorge Luis Borges, “El porvenir es inevitable, pero puede no acontecer.” [L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu.] Ce qui fait qu’un destin puisse ne pas s’accomplir est aussi ce qui fait qu’il s’accomplisse. C’est cet opérateur qui fait l’objet de ma conférence. Je l’appelle fortune morale.

Pour illustrer ces idées difficiles, qui relèvent de cette branche de la philosophie que l’on appelle métaphysique, et même de son rameau logique, la logique métaphysique, je vais présenter trois études de cas qui illustreront ma thèse, à savoir qu’il est parfois utile de faire comme si le pire était inévitable.

J’ai intitulé ces trois études de cas: 1) La crise écologique et la fortune morale ; 2) La crise financière et les catastrophes annoncées; 3) La fatalité d’une guerre nucléaire et la dialectique du destin et de l’accident.


1. La crise écologique et la fortune morale

En conclusion de son film Une vérité qui dérange, Al Gore formule des propos qu’un spectateur inattentif a tendance à tenir pour des lieux communs, alors qu’ils posent un problème philosophique considérable : «Les générations futures auront vraisemblablement à se poser la question suivante, conjecture l’ancien vice-Président américain après avoir montré les conséquences dramatiques que le changement climatique en cours produira si l’humanité ne se mobilise pas à temps : ‘A quoi pouvaient donc bien penser nos parents ? Pourquoi ne se sont-ils pas réveillés alors qu’ils pouvaient encore le faire ?’ Cette question qu’ils nous posent, c’est maintenant que nous devons l’entendre.» Mais comment, dira-t-on, comment donc pourrions-nous recevoir un message en provenance de l’avenir ? Si ce n’est pas là simple licence poétique, que peut bien signifier cette inconcevable inversion de la flèche du temps ?

Les responsables de Greenpeace ont trouvé un moyen plaisant et efficace de poser la même question, sinon de la résoudre, lors du sommet raté de Copenhague sur le changement climatique. Sur des affiches géantes, ils ont vieilli de dix ans les principaux chefs de gouvernement d’aujourd’hui pour leur faire dire : «Je m’excuse. Il nous était possible d’éviter la catastrophe climatique. Mais nous n’avons rien fait.» Suivait l’injonction : «Agissez maintenant et changez l’avenir.» Ici encore, je doute que les participants à la rencontre, lisant cette formule, y aient vu autre chose qu’une façon banale de parler. Seuls quelques intellectuels excentriques, je suppose, des amateurs de science-fiction peut-être, ont perçu l’énorme paradoxe métaphysique que recèle l’expression «changer l’avenir». Car de deux choses l’une : ou l’avenir est déjà ce qu’il sera lorsqu’il se réalisera, inscrit quelque part – sur le grand rouleau de Jacques le fataliste, disons – mais alors il est impossible de le changer ; ou bien ce n’est pas le cas, l’avenir ne sera que lorsqu’il se présentera, c’est-à-dire deviendra (le) présent, mais alors il est privé de sens de vouloir le changer maintenant. Et pourtant, cette formule a l’air de dire quelque chose, et même quelque chose de profond. Mais quoi ?

Je pourrais multiplier les exemples. Que signifie cette prédilection pour les acrobaties métaphysiques? Sans doute que devant des défis aussi gigantesques que ceux qui pèsent sur l’avenir de l’humanité, il est impossible de ne pas poser à nouveaux frais les grandes questions qui l’agitent depuis l’aube des temps. Ces manières de jouer avec le temps sont autant de façons de nous enjoindre de donner un poids de réalité suffisant à l’avenir. Car pour donner sens à l’idée que l’avenir nous regarde et nous juge maintenant, il faut bien que, d’une façon à déterminer, l’avenir soit dès à présent ce qu’il sera. Est-ce que cela implique le fatalisme ? Faut-il en déduire que tout est déjà écrit d’avance ? La réponse est négative, mais il faut beaucoup de travail théorique pour s’en convaincre[1].

Un concept controversé de la philosophie morale peut nous y aider : celui de fortune morale. Ce concept a fait l’objet d’un livre remarquable d’un des philosophes anglais les plus importants du vingtième siècle, Bernard Williams, hélas trop tôt disparu. Ce livre s’intitule Moral Luck[2], et a été traduit en français sous le titre La fortune morale[3]. Lorsque les conséquences d’une action que l’on envisage d’entreprendre sont grevées d’une très forte incertitude, que la nature de celle-ci interdit ou rend dérisoire le calcul probabiliste des conséquences, et qu’on ne puisse exclure une issue catastrophique, alors il n’est pas déraisonnable d’admettre que le jugement à porter sur l’action ne puisse être que rétrospectif – c’est-à-dire qu’il doive prendre en compte les événements postérieurs à l’action dont il était impossible de prévoir, même en probabilité, la survenue au moment d’agir.

Dans une soirée bien arrosée, un homme boit immodérément. Il décide néanmoins, en connaissance de cause, de prendre sa voiture pour rentrer chez lui. Il pleut, la chaussée est mouillée, le feu passe au rouge, l’homme appuie rageusement sur les freins, mais un peu trop tard, sa voiture s’immobilise, après un léger dérapage, au-delà du passage piétons. Deux scénarios sont possibles : il n’y avait personne sur le passage. L’homme en est quitte pour une bonne frousse rétrospective. Ou bien : l’homme renverse un enfant et le tue. Le droit, bien sûr, mais surtout la morale, ne porteront pas le même jugement dans l’un et l’autre cas. Variante : l’homme a pris sa voiture en étant sobre. Il n’a rien à se reprocher. Mais il y a un enfant qu’il renverse et tue ou bien il n’y en a pas. Ici encore, l’issue imprévisible rétroagit sur le jugement que l’on porte sur la conduite de cet homme et aussi sur le jugement qu’il porte lui-même sur sa propre conduite.

Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu bonne presse, c’est qu’il a servi à justifier les pires abominations. L’avocat d’Eichmann au procès de Jérusalem, Robert Servatius, disait de son client : « Il a commis ce type de crimes qui vous valent les plus hautes décorations si vous gagnez et vous expédient au gibet si vous perdez.» Il ne faisait ainsi que faire écho à une parole fameuse de Goebbels, le patron d’Eichmann: “L’histoire retiendra nos noms soit comme ceux des plus grands hommes d’État de tous les temps, soit comme ceux des plus grands criminels qui aient jamais existé.” Pour ne pas en rester à l’exemple des nazis: le Général Curtis LeMay, le premier patron du Strategic Air Command, c’est-à-dire des forces aériennes américaines pendant la guerre du Pacifique, qui, en tant que tel,  fut responsable de la destruction par bombes incendiaires de 70 villes du Japon impérial, le tout couronné par le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, eut un jour ce mot: “Si nous avions perdu la guerre, nous aurions été jugés et condamnés comme criminels de guerre.” Qu’est-ce qui fait qu’une même action est morale si on gagne et immorale si on perd?

J’ai fait il y a quelques années l’expérience tragique du dilemme que pose la fortune morale. J’ai été appelé à servir comme juré dans un procès criminel qui a fait beaucoup de bruit, à la Cour d’assises de Paris. L’accusé n’avait de fait tué personne. Mais il aurait pu être responsable de la mort de plusieurs centaines de personnes, y compris de dizaines de policiers, si la bande criminelle dont il faisait partie avait été mieux organisée et plus habile. Il faut savoir que le droit pénal, en France, prévoit la même peine maximale dans les trois cas suivants: 1) un individu commet un crime; 2) il tente de le commettre, mais ce projet n’aboutit pas pour des raisons indépendantes de sa volonté; 3) il le commet en bande organisée. L’avocat de la défense, une star du barreau parisien, a eu beau faire valoir l’évidence, à savoir qu’il y avait une différence entre avoir assassiné cent personnes et avoir manqué de le faire, le jury, dont je faisais partie, a décidé d’infliger la peine maximale. Je rappelle qu’en France, contrairement au droit pénal américain, l’unanimité n’est pas requise et que le président de la Cour et ses deux assesseurs, des magistrats professionnels, donc, font partie du jury.

Il y a cependant des cas où le concept de fortune morale pose moins de problèmes. Dans la question qui nous occupe, on peut raisonner ainsi : l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant, il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « trop tard ! », un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible. “Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords anticipateur à son égard”, écrit le philosophe allemand Hans Jonas[4], à qui nous devons le concept d’éthique du futur : non pas l’éthique qui prévaudra dans un avenir indéterminé, mais bien toute éthique qui érige en impératif absolu la préservation d’un futur habitable par l’humanité. C’est l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie cette forme de «catastrophisme» que j’ai nommée, par goût de la provocation, le catastrophisme éclairé. La signature formelle en est cette boucle remarquable qui rend solidaires l’avenir et le passé.

Nous sommes ici très loin de cette autre banalité, refuge des esprits paresseux, bien qu’elle figure désormais dans le préambule de la Constitution française : le «souci pour les générations futures». Outre que ce souci n’a aucune vraisemblance psychologique, dès lors qu’il porte sur plus de deux générations, il n’a jamais été possible de le fonder philosophiquement[5]. Les grands esprits qui ont tenté de le faire ont toujours tenu pour évidente cette prémisse que l’avenir a besoin de nous, gens du présent, la raison en étant l’irréversibilité du temps. Dans les affaires humaines, cependant, où la question du sens est centrale, cette irréversibilité est loin d’être une donnée indépassable, car c’est l’avenir qui donne sens au passé. Sartre disait que tant qu’il existera des hommes, libres et responsables, le sens de la Révolution française sera toujours en suspens. Si par malheur nous devions détruire toute possibilité d’un avenir vivable, c’est tout le sens de l’aventure humaine, depuis la nuit des temps, que nous réduirions à néant. C’est donc nous qui avons besoin de l’avenir, beaucoup plus que l’inverse.

2. La crise financière et les catastrophes annoncées

On interviewait Jorge Luis Borges pour la n-ième fois: “Parlez-nous de vous, Monsieur Borges.” “Vous parler de moi ? Mais je ne sais rien de moi, je ne connais même pas la date de ma mort !” Nous plaçant à la date de l’interview, nous pouvons quant à nous recourir au futur antérieur, ce temps miraculeux qui transforme l’avenir en passé, et dire: lorsque Borges mourra, sept ans et trois mois se seront écoulés depuis qu’il a prononcé ces paroles mémorables. Mais c’est un luxe qui était inaccessible à l’intéressé.

Je m’intéresse ici au cas de catastrophes dont la survenue est inévitable, mais pour lesquelles nous ne connaissons ni l’heure ni le jour. Le temps qui nous reste est une pure inconnue. L’exemple paradigmatique est évidemment, pour chacun d’entre nous, celui de sa mort. Pourquoi l’être humain est-il à ce point hanté par le problème du temps si ce n’est qu’il sait que sa mort est inévitable? Ce n’est pas la mort en général qui est son souci premier, mais sa propre mort, la mort-propre, la mort en première personne: ma mort !

L’expérience de ma mort n’existerait pas si une vie humaine n’était ponctuée de “petites morts”, des ruptures qui marquent la fin d’une période, d’un cycle ou d’une phase, et qui sont souvent vécues comme des “catastrophes”, non nécessairement au sens de désastres, mais aux sens narratif et mathématique: des vacances qui se terminent, un amour qui se rompt, une guerre qui s’achève. La mort-propre est l’exemple suprême d’une catastrophe annoncée, mais il en est beaucoup d’autres. C’est le temps d’attente qui nous sépare d’une catastrophe dont la survenue est inévitable qui fait l’objet de mon propos.

La forme paradoxale que prend le temps dans ces cas peut être décrite ainsi: la survenue de la catastrophe est une surprise, mais le fait que ce soit une surprise, lui, n’est pas ou ne devrait pas être une surprise. On sait qu’on se dirige inexorablement vers le terme, mais le terme n’étant pas connu, on peut toujours espérer qu’il n’est pas encore proche, jusqu’à ce qu’il nous saisisse à l’improviste. Le cas intéressant qui va m’occuper est celui où plus on avance, plus on a des raisons objectives de penser que le temps qui reste avant qu’on touche le terme s’accroît – comme si le terme s’éloignait plus rapidement qu’on ne s’en approche. C’est au moment où, sans le savoir, on est le plus proche du terme qu’on a des raisons parfaitement objectives de croire qu’on en est le plus éloigné. La surprise est totale mais, puisqu’on sait à l’avance tout ce que je viens de dire, on ne devrait pas être surpris d’être surpris. Le temps tire alors dans deux directions opposées. D’un côté, on sait que plus on progresse, plus on se rapproche du terme. Mais celui-ci étant inconnu de nous, peut-on vraiment le tenir pour fixe? Dans les cas que je considère, plus on avance sans que le terme soit visible, plus on a des raisons objectives de penser qu’une bonne étoile a choisi pour nous un terme éloigné.

Comme illustration, je prends d’abord, précisément, l’espérance de vie à un âge donné, c’est-à-dire le nombre moyen d’années qui restent à vivre à quelqu’un qui a l’âge en question. On est tenté de dire que ce temps qui reste diminue à mesure qu’on avance en âge, mais cela n’est pas nécessairement vrai. L’espérance de vie d’un enfant d’un certain âge, c’est-à-dire le nombre moyen d’années qui lui reste encore à vivre, peut augmenter avec l’âge. Le fait qu’il a passé le stade critique des premières années de la vie est le signe que sa constitution est robuste et donc qu’il vivra longtemps. Le savoir (qu’on se rapproche inexorablement du terme en vieillissant) et l’inférence (le terme recule plus vite qu’on ne s’en approche) tirent sur la corde de la vie  dans des directions opposées. Le même constat prévaut pour les survivants de certains accidents de santé – accident vasculaire cérébral ou certains cancers: plus on s’éloigne de l’événement originel, moins la probabilité d’une récidive est forte, plus le nombre moyen d’années encore à vivre augmente, jusqu’à un certain point, bien évidemment.

Même moins tragique, le cas de la crise financière est éminemment instructif. A en croire les économistes, les mécanismes qui ont conduit à la crise présente sont en gros élucidés. Tout s’explique rétrospectivement, ou presque. Et, cependant, la crise a frappé tout le monde par surprise. Qui imaginait durant l’été 2007, et même au printemps 2008, qu’une crise très localisée dans le secteur du marché des emprunts hypothécaire aux Etats-Unis allait faire vaciller sur sa base tout le système financier mondial ? Il y a donc eu un effet de surprise considérable, mais le fait qu’il y ait eu cette surprise, lui, ne fut pas, ou en tout cas, n’aurait pas dû être une surprise. L’éclatement de la bulle ne pouvait pas ne pas se produire.

Benoît Mandelbrot, ce génial mathématicien à qui nous devons l’un des concepts les plus originaux inventés par le vingtième siècle, celui de forme fractale, a montré dès les années soixante-dix que le temps de la spéculation financière, plus précisément le temps dont le spéculateur estime disposer avant que la bulle éclate – et il sait que, inévitablement, cette catastrophe se produira tôt ou tard – augmente à mesure que le temps passe sans qu’elle n’éclate. C’est donc au moment qui précède juste son éclatement qu’il se montre le plus optimiste. J’ai étudié un cas très particulier, mais qui manifeste le même pattern, celui de l’escroc Bernard Madoff. Plus sa “pyramide” s’évasait avec l’apport permanent et croissant de nouveaux clients, plus il avait de raisons de supposer que la pyramide allait continuer de le faire. Et pourtant, il ne pouvait ignorer que le terme viendrait et que tout son système s‘écroulerait alors comme un château de cartes. La surprise fut d’autant plus terrible que le schème avait marché longtemps.

La question que j’ai particulièrement étudiée est la suivante: que dicte la prudence dans de tels cas? La prudence dicte ici une maxime : plus on a de raisons objectives d’être optimiste, plus on se doit d’être catastrophiste et de se tenir sur ses gardes, car le terme est sans doute proche. Cette injonction contradictoire se résout en théorie en comprenant que l’optimisme est rationnel à un niveau et le catastrophisme à un autre, qui transcende le premier, en ce qu’il consiste à prendre le point de vue du parcours déjà achevé et non dans son déroulement. Puisque je sais que, inévitablement, je mourrai, je suis sûr que viendra un temps où je ne serai plus mais où j’aurai été (futur antérieur). C’est cette forme de prudence que j’ai nommée le « catastrophisme éclairé ». Elle implique de se projeter par la pensée après la survenue de l’événement catastrophique et à contempler le chemin parcouru depuis ce point de vue qui conjoint la surprise et la certitude de la surprise. Le catastrophisme éclairé, c’est l’utilisation judicieuse de cette forme grammaticale si intéressante que le français nomme futur antérieur et l’anglais future perfect. Qu’est-ce que le futur antérieur a de parfait que n’aurait pas le futur ordinaire? Il réussit le prodige de donner à l’avenir une propriété que le passé entendait se réserver: la fixité. Vladimir Jankélévitch dans L’irréversible et la nostalgie: “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité.” Lamartine dans Le lac: “Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,/Que les parfums légers de ton air embaumé,/Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,/ Tout dise: Ils ont aimé ! ”

3. La fatalité d’une guerre nucléaire et la dialectique du destin et de l’accident

Un  homme avait coutume de jeter de la poudre chasse-éléphants depuis la fenêtre de son compartiment de chemin de fer. Quand on lui demandait pourquoi il faisait cela puisqu’il n’y avait pas d’éléphants sur la voie, il répondait : « Vous voyez bien que ma poudre est efficace ! » La légende selon laquelle la dissuasion nucléaire aurait évité à l’humanité de disparaître dans un feu d’artifice atomique relève de la même logique absurde.

Dans le documentaire extraordinaire qu’il a réalisé sur la vie et les œuvres de Robert McNamara, sous le titre ô combien clausewitzien The Fog of War, le cinéaste américain Erroll Morris demande à celui qui fut le secrétaire à la défense de John F. Kennedy ce qui, selon lui, explique que l’humanité ne se soit pas fait sauter dans un holocauste nucléaire pendant le presque demi-siècle de Guerre froide, alors même que les deux grandes puissances nucléaires se menaçaient en permanence d’anéantissement mutuel. La dissuasion ? Quelle plaisanterie ! La réponse de McNamara illustre l’extraordinaire inventivité dans la concision que manifeste la langue anglaise : « We lucked out ! » Nous nous en sommes sortis (out) par la chance [luck]. Vingt-cinq, trente fois durant cette période nous sommes passés à un cheveu de l’apocalypse, à une minute de minuit. C’est la chance, le hasard, qui nous a sauvés. Mais les choses auraient pu se passer autrement. Mieux, si je puis dire : elles auraient se passer autrement.

La dissuasion nucléaire implique que chaque nation offre aux possibles représailles de l’autre sa propre population en holocauste. La sécurité y est fille de la terreur. Si l’une des deux nations se protégeait, l’autre pourrait croire que la première se croit invulnérable et, pour prévenir une première frappe, frapperait la première. Cette logique a reçu un nom approprié : MAD (« fou » en anglais), pour « Mutually Assured Destruction ». On dit en français : « vulnérabilité mutuelle ». Les sociétés nucléaires se présentent comme à la fois vulnérables et invulnérables. Vulnérables, puisqu’elles peuvent mourir de l’agression d’un autre; invulnérables, car elles ne mourront pas avant d’avoir fait mourir leur agresseur, ce dont elles seront toujours capables, quelle que soit la puissance de la frappe qui les fait s’effondrer.

Or, tout au long de la Guerre froide, deux types d’arguments ont été débattus, qui semblaient montrer que la dissuasion nucléaire sous sa forme MAD ne pouvait être efficace. La première raison portait sur le  caractère non crédible de la menace dissuasive : pourvu que le sujet qui menace son adversaire de déclencher une escalade mortelle et suicidaire si ses « intérêts vitaux » sont mis en danger soit doté d’une rationalité minimale, placé au pied du mur – disons après une première frappe qui a détruit une partie de son territoire – il ne mettra pas sa menace à exécution. Le principe même de MAD est l’assurance d’une destruction mutuelle si l’on s’écarte de l’équilibre de la terreur. Quel chef d’État, victime d’une première frappe, n’ayant plus qu’une nation dévastée à défendre, prendrait par une seconde frappe vengeresse le risque de mettre fin à l’aventure humaine ? Dans un monde d’États souverains dotés de cette rationalité minimale, la menace nucléaire n’est absolument pas crédible.

Cependant, un autre argument, d’une nature très différente, fut mis en avant qui concluait également à l’impuissance de la dissuasion nucléaire. Pour être efficace, la dissuasion nucléaire doit être absolument efficace. En effet, un échec ne saurait être admis, puisque la première bombe lancée serait la bombe de trop. Mais si la dissuasion nucléaire est absolument efficace, alors elle n’est pas efficace. En général, une dissuasion ne marche que si elle ne marche pas à cent pour cent. (Que l’on songe au système pénal : il faut des transgressions pour que tous soient convaincus que le crime ne paie pas.) Mais ici, la première transgression est une transgression de trop. La dissuasion nucléaire n’est donc pas efficace, pour une seconde raison : une dissuasion absolument efficace s’autoréfute; or la moindre erreur est fatale.

Tardivement, certains comprirent qu’il n’est nul besoin d’échange de menaces pour rendre la dissuasion nucléaire efficace. La simple existence d’arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée ou même suggérée, suffisait à ce que les jumeaux de la violence se tiennent cois. L’apocalypse nucléaire ne disparaissait pas pour autant du tableau. Sous le nom de dissuasion “existentielle”, la dissuasion apparaissait désormais comme un jeu extrêmement périlleux consistant à faire de l’anéantissement mutuel un destin. Dire qu’elle fonctionnait signifiait simplement ceci: tant qu’on ne le tentait pas inconsidérément, il y avait une chance que le destin nous oublie – pour un temps, peut-être long, voire très long, mais pas infini.

En définitive, à en croire la théorie de la dissuasion existentielle, si la dissuasion nucléaire a maintenu un temps le monde en paix, c’est en projetant le mal hors de la sphère des hommes, en en faisant une extériorité maléfique mais sans intention mauvaise, toujours prête à fondre sur l’humanité mais sans plus de méchanceté qu’un tremblement de terre ou un tsunami, avec cependant une puissance destructrice capable de faire pâlir la nature d’envie. Cette menace suspendue au-dessus de leurs têtes aurait donné aux princes de ce monde la prudence nécessaire pour éviter l’abomination de la désolation qu’eût été une guerre thermonucléaire les détruisant les uns et les autres et le monde avec eux.

Nous étions partis d’une situation stratégique, c’est-à-dire de guerre, où des hommes ou des peuples tentent d’imposer leur volonté à d’autres, et nous nous retrouvons dans la situation d’une catastrophe naturelle. Il convient d’analyser cet étrange retournement.

Les deux arguments invoqués nous convainquent qu’aucune des puissances nucléaires n’a le pouvoir de dissuader les autres. Et pourtant, toutes ont intérêt à être dissuadées. Comment résoudre ce paradoxe ? David K. Lewis, probablement le plus grand métaphysicien du vingtième siècle, a défini la dissuasion existentielle d’une formule : « On ne s’amuse pas à taquiner un tigre. C’est aussi simple que cela. [6]» Il faut prendre cette image au sérieux. La solution consiste à ce qu’ensemble, les puissances créent une entité fictive mais néanmoins effrayante, un tigre symbolique, prêt à tout moment à les déchirer, sans aucune raison ou motif particulier. Ce tigre, c’est évidemment leur violence, extériorisée, chosifiée.

Pour échapper au paradoxe de l’autoréfutation d’une dissuasion réussie, il faut que la réalité de l’apocalypse nucléaire soit comme inscrite dans l’avenir, telle une fatalité ou un destin. C’est ainsi que raisonnent les théoriciens de la dissuasion existentielle, en usant de ces mots surprenants de la part de penseurs ou de stratèges « rationnels ». Mais qu’on y songe : si ce programme était réalisé, c’est-à-dire si l’anéantissement nucléaire était vraiment notre destin, nous aurions complètement raté notre objectif, qui est de faire que l’apocalypse nucléaire n’ait pas lieu ! La condition qui rend la dissuasion efficace s’autoréfute à son tour. Nous avons simplement déplacé le paradoxe, mais il est toujours avec nous.

Pour en sortir, il faut prendre au sérieux, mieux qu’il ne le fait lui-même, ce que nous dit Robert McNamara dans ses Mémoires ou dans le documentaire The Fog of War : plusieurs dizaines de fois au cours de la Guerre froide, il s’en est fallu de très peu que l’humanité ne disparaisse en vapeurs radioactives. Echec de la dissuasion ? C’est tout le contraire : ce sont précisément ces incursions dans le voisinage du trou noir qui ont donné à la menace d’anéantissement mutuel son pouvoir dissuasif. « We lucked out », mais c’est ce flirt répété avec l’apocalypse qui, en un sens, nous a sauvés. Il faut des accidents pour précipiter le destin apocalyptique mais, contrairement au destin, un accident peut ne pas se produire.

Au cœur de la dissuasion existentielle on trouve la dialectique du destin et de l’accident. Il s’agit de tenir l’apocalypse nucléaire pour un événement tout à la fois nécessaire et improbable. Cette figure est-elle si nouvelle ? On y reconnaît sans peine la figure du tragique. Lorsque Œdipe tue son père au carrefour fatal, lorsque Meursault, l’« Etranger » de Camus, tue l’Arabe sous le soleil d’Alger, ces événements apparaissent à la conscience et à la philosophie méditerranéennes tout à la fois comme des accidents et comme des fatalités : le hasard et le destin viennent à s’y confondre.

L’accident, qui fait signe vers le hasard, est le contraire du destin, qui fait signe vers la nécessité, mais sans ce contraire, le destin ne viendrait pas à s’accomplir. Un disciple de Jacques Derrida dirait que l’accident est le supplément du destin, au sens où il est à la fois son contraire et sa condition de possibilité.

Si nous refusons cette conversion (metanoïa) que serait le renoncement complet et simultané de tous à la violence, il nous reste ce jeu risqué qui consiste à jouer constamment avec le feu : pas trop près, de peur que nous y périssions carbonisés ; mais pas trop loin non plus, de peur que nous oubliions le danger. Il ne nous faut ni trop croire au destin, n’y trop refuser d’y croire : il faut croire à la métaphysique du destin exactement comme on croit à une fiction.

En guise de conclusion

Convaincu que les mots possèdent une sagesse que n’ont pas toujours ceux qui les utilisent, je ne résiste pas à la tentation de me référer, pour conclure, à la controverse qui entoure l’étymologie de ce mot étrange : « risque », qui sert de viatique à tous ceux qui tentent aujourd’hui de penser l’incertitude de l’avenir. D’un côté, il y a ceux qui, avec Wartburg, le font dériver de l’ancien italien risco, lui-même issu du latin resecum, « ce qui coupe » – d’où les sens de « rocher escarpé », « écueil » et, finalement, de « risque encouru par une marchandise transportée par un bateau » : donc, l’accident. Mais, de l’autre, on trouve ceux qui, avec Guiraud, pensent qu’« il n’y a pas le moindre commencement de preuve à ce roman nautique » et font dériver le mot du latin rixare «  se quereller  ». Le risque, c’est ce qui émerge du conflit humain – la rixe – lorsque, ainsi que Clausewitz en a fait la théorie, il monte aux extrêmes et, tel un destin indifférent, mène les violents à la destruction mutuelle. Les catastrophes naturelles et les catastrophes morales, de plus en plus, seront indiscernables. C’est la leçon apocalyptique par excellence.


[1] Par exemple, celui que j’ai tenté de faire dans mon Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002 ; nouvelle édition, coll. Points 2009.

[2] Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge University Press, 1981.

[3] La traduction italienne du titre est Sorte Morale (Il Saggiatore, Milano 1985). Il est paradoxal que le traducteur n’ait pas suivi la leçon française en traduisant luck par fortuna, puisque Fortuna est une divinité italienne allégorique du hasard, de la chance et du destin. Identifiée à la Tyché grecque, son nom dérive du latin fors qui signifie « sort ». Dès la plus haute antiquité, elle était vénérée dans plusieurs provinces italiques, mais son culte le plus important se célébrait à Préneste dans le Latium, où elle était appelée Primigenia, primordiale.

[4] Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Rivages poche, 1998, p. 103.

[5] Témoin l’échec dans ce domaine du traité de philosophie morale et politique le plus ambitieux du vingtième siècle, John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987 (orig., 1971).

[6] David K. Lewis, “Finite Counterforce” in Henry Shue (ed), Nuclear Deterrence and Moral Restraint, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Une différence remarquable entre les situations française et américaine, qui n’est pas à l’honneur de la pensée française, est que certains des plus grands philosophes et logiciens d’outre-Atlantique se sont employés à penser la dissuasion nucléaire.

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