Pierre-Emmanuel Odin | L’absence de livre


Pierre-Emmanuel Odin, auteur de L’entretien infini [Gary Hill, Maurice Blanchot – écriture, vidéo] chez la la Compagnie.



L’écriture n’est-elle pas sans figures, donc sans sujet ? Maurice Blanchot est l’auteur qui incarne la disparition du sujet dans l’écriture. Il sert d’emblème à l’écriture anonyme, à la textualité dans sa dissémination. Tous ses textes mettent plus ou moins en jeu l’idée d’une sorte d’extériorité de la pensée. Cela se traduit entre autres par cette texture spéculative des récits, et par cette poésie qui imprègne les textes critiques, par ce renvoi mutuel que se font la pensée et l’art. Par ce qui introduit une subjectivité autre, qu’on dit alors sans sujet.

Dans Blanchot, il y a “blanc”.


Je me laisse ainsi totalement submerger par ce fantasme, où j’associe le nom de Maurice Blanchot à un blanc d’images, parce qu’elle concorde si bien avec le rapport original qu’il a avec l’image, et d’abord, avec sa propre image, refusant quasiment toute utilisation ou toute publication d’une photographie de lui – ce qui explique que Gary Hill n’ait jamais pu filmer Blanchot *.

* Pendant le colloque Gary Hill (Oxford, 1 993), Raymond Bellour a rappelé ce jour qu’il n’existe que trois photographies publiques de Blanchot, dont l’une lui a été volée puisqu’elle a été prise à son insu à sa sortie d’un supermarché.


Maurice Blanchot définit théoriquement l’écrivain comme mort, absent – c’est l’homme sans images, le “partenaire invisible” * Et il s’est efforcé d’incarner dans sa vie, dans l’histoire littéraire, cette figure ultime.

*. “L’écrivain ne serait-il pas mort dès que l’oeuvre existe, comme il en a parfois lui-même le pressentiment dans l’impression d’un désoeuvrement des plus étrange ?” M. B., L’espace littéraire, op.cit., p.16.

Il n’y a pas lieu de confondre ce blanc d’images de l’écrivain avec un retrait de la vie sociale et politique ; dans sa belle biographie Maurice Blanchot, partenaire invisible, (Seyssel, Champ Vallon, 1998) Christophe Bident montre que loin d’être absent de son temps, Maurice Blanchot s’y est engagé par l’écriture avec vigueur (le Manifeste des 121, mai 1968…).


Si l’utilisation de Maurice Blanchot par Gary Hill (n’est-il pas un malin génie ?) est théoriquement problématique, c’est parce qu’elle recouvre le présupposé de la métaphysique elle-même, c’est-à-dire l’opposition de l’écriture et de l’image comme opposition de l’indirect et du direct, du médiat et de l’immédiat, du silence et de la parole, de la lumière et de l’obscurité. C’est le rapport à l’être et à sa vérité qui est dihérent dans l’image ou dans l’écriture. L’écriture de Maurice Blanchot semble se constituer contre l’illusion transcendantale produite par l’image comme immédiat ou présence spontanée **.

** L’un des passages essentiels sur cette question est le passage “Parler ce n’est pas voir”, dans L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 35.


Ce serait cela, la grossièreté obscène, la faute irrémédiable de l’image visible : rompre l’intimité du texte blanchotien, opposer à la Passion du Dehors (le Dehors du Dedans), le dedans du dehors.


Par la crainte de l’image que Maurice Blanchot a arboré toute sa vie d’écrivain (une crainte ? disons que l’écart, ou la distance qu’il a cherché à préserver par rapport à l’image n’a fait qu’indiquer toujours un certain effroi, la crainte de sa fascination), il a préparé la naissance d’une pure jouissance de l’image, la transgression même de sa loi – comme si l’image ne pouvait que constituer ce fantasme absolu, un acte d’une violence insensée, une trahison, un geste irréparable.

C’est là que j’aimerais saisir une espèce de fibre de discours sur l’image qui parcourt l’oeuvre de Maurice Blanchot. Il développe longuement une théorie de l’image sans images, il ne parle presque jamais que de l'”image”, c’est-à-dire de l’essence de l’image en général.


L’Image : et non une image particulière, ou non telle vue, tel tableau.


On relève ainsi la prolifération du thème de l’image, du thème visuel, dans une oeuvre qui est dédiée à la littérature, à l’écriture, à leur analyse ; on perçoit sans cesse la critique de l’image qui s’y exprime et simultanément l’écriture exige un certain type d’image qui la définit, et qui ne rejoint jamais tout à fait une analyse des images de l’art.

Il y a des considérations essentielles sur l’art, mais seulement quelques détours, quelques commentaires sur des oeuvres plastiques dont le titre est à peine nommé, et dont le texte donne une approche. Il s’agit bien sûr des textes sur les dessins et les peintures d’Henri Michaux, sur les sculptures de Giacometti, ou bien les considérations sur l’art à travers un commentaire d’André Malraux *.

* On trouve des références explicites à des sculptures ou des peintures dans quelques articles : sur Henri Michaux (in Henri Michaux ou le refus de l’enfermement, Farago, Tours, 1999), sur Alberto Giacometti (L’espace littéraire, op. cit., p. 52 ; L’amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 246-249), sur André Malraux (L’amitié, op. cit., p. 21-51.)

Mais je remarque d’abord que, quantitativement, ces textes sont rares et courts. Ensuite, qualitativement, il est pour ainsi dire frappant de constater comment souvent ces analyses articulent l’image comme écriture, comme profondeur non-maniable. Aussi, je reste en suspens sur le rôle de l’image dans la pensée blanchotienne, si tant est qu’elle puisse être considérée d’une façon homogène et continue, ce qui ne serait absolument pas le cas. Mais surtout, c’est comme si le terme d’image renvoyait plus profondément à autre chose que l’image de l’art produite par les artistes cités précédemment. Il s’agit donc moins d’un manque, d’une absence totale, d’une image, d’un tableau, d’une oeuvre visuelle à laquelle est consacré un véritable commentaire, que d’un mode très particulier de repérage des images lié à une attitude philosophique dont il faut déceler les motifs essentiels pour comprendre ce que Blanchot a tout de même appelé, reprenant Malraux, le “bannissement de la vision”. Il s’agirait d’une sorte de formation mentale, de chosification dans la pensée, d’image qui échappe à la dimension optique et qui pourtant implique l’opposition ou le passage de la figure au sans-figure. Ce qui est ainsi écorché vif dans la pensée blanchotienne de l’image, c’est cette visibilité qui sort du sens, ce qui dans l’image excède tout sens et toute figure, et qui détermine pourtant la dimension de l’écriture *.

* Raymond Bellour a insisté sur l’énigme qu’il y a dans L’espace littéraire autour de l’image de mot et ses implications, jusqu’à la reprise vidéo de Gary Hill. Sur ce point, voir : Maurice Blanchot, Récits critiques, Actes du Colloque international tenu à Paris du 26 mars au 29 mars 2003, organisé par Christophe Bident et Pierre Vilar, Ed. Farrago/Léo Scheer, Paris, 2004. On cerne donc le statut d’une image blanchotienne comme image invisible, non phénoménologique, indispensable à l’écrire – c’est la condition de ce qui distancie dans l’écriture, de ce qui nous met en état de vigilance éthique, de veille perpétuelle. Ce paradoxe de l’image qui hante les textes de Blanchot, de l’image indiquée mais jamais montrée, jamais désignée, nous place donc dans cette position indécidable, dans cette oscillation incessante entre la figure et sa disparition.

Il me semble que “l’image de mot” indique précisément ce point de rebroussement du langage sur lui-même en tant qu’il implique une pliure, une béance, par où seulement il se réfléchit dans son image sans faire image. C’est très précisément sous cet aspect que Blanchot se débat avec l’essence métaphorique du langage. Le métaphorique comme “déplacement” dérange non seulement ce qui fait stase dans les signes mais aussi les objets, sens ou images, emportés par ces signes. Tout signe est un signe déporté, déplacé, transporté. La perte du sens propre est à l’origine de la dérive des concepts. On peut voir dans cette conception élargie, radicale, de la métaphore (celle à laquelle je raccorde l’image blanchotienne) le signe de l’impropriété essentielle du langage. La métaphore permet comme écart, mais surtout comme figure désapprivoisée, comme ehet, de s’approcher du mystère indéchihrable du monde (Voir sur ce sujet : Sarah Kofman, “Nietzsche et la métaphore”, in Poétique n° 5, Ed. Seuil, Paris, 1971).


C’est comme si – parce qu’ils n’auraient pas cessé d’être écrits par rapport à l’image, voire, d’une certaine façon, contre l’image Ð, les textes de Maurice Blanchot constituaient le plus formidable scénario qu’on n’ait jamais écrit, si formidable parce que ce scénario serait impossible, inimaginable, et que Gary Hill aurait poussé jusqu’au bout les conséquences logiques, avec ce que cela implique d’absurde ou d’absolu, de la pensée de Maurice Blanchot sur l’image et sur le livre. Ce noeud inextricable de questionnements indique ce moment fécond de rupture ou de coupure non-empirique où l’image fait écriture.

Mais ce qui est mis en jeu n’est pas une théorie faite par la vidéo autour de Blanchot, c’est plutôt une espèce de rencontre de la vidéo avec la théorie blanchotienne, c’est-à-dire avec ce qui se montre dans l’idée. Ce serait avant tout une recherche de ce que Gary Hill appelle la “physicalité” du langage : il s’agit non seulement d’une acuité particulière à la dimension tangible des corps et des objets, mais aussi et surtout de la perception d’une corporéité de la parole, de l’écrit, de tous les signes visuels, sonores, sculpturaux. C’est toute la matière d’une fiction théorique, d’une théorie fictive, qui m’est oherte. Parce que le mot se détache du texte pour devenir un objet visible et palpable – mais cet objet est pourtant impossible à stabiliser dans un signe – il est indisponible. Dans cette béance, on éprouve l’ahect d’un corps introjecté dans l’objet de sa projection. Le mot devient tout à coup un bibelot qui se casse ou un corps vivant qui expire, le sens se dissémine en tous sens laissant en négatif l’empreinte de sa disparition. L’oeuvre touche au désoeuvrement, elle est cette écoute de l’incessant qui, au moment même où l’écoute croit maintenir quelque chose en lui, le fait cesser.

Parmi les quelques rares exceptions à la loi de l’image générale et abstraite (à côté de ces références picturales ou plastiques que j’ai déjà mentionnées), j’ai trouvé un exemple troublant, si singulier qu’il m’aide à maintenir une pure fiction théorique qui serait significative. Maurice Blanchot cite une image précise, ce dont je fais l’unique image de son oeuvre, une image mythique : c’est la première image de l’homme, celle de la naissance de l’art dans les grottes de Lascaux, la petite figure anthropomorphe au fond de la caverne.


Mais, et c’est là que cet exemple est significatif de la théorie de l’image chez Maurice Blanchot, la première image vaut pour la dernière image. Elle noue déjà un rapport incertain, terrible, avec l’irrémédiable, avec la mort de l’homme :

“Mais c’est à Lascaux, dans cette caverne vaste et étroite, sur ces parois peuplées, dans cet espace qui semble n’avoir jamais été un lieu de demeure ordinaire, que l’art a sans doute pour la première fois atteint la plénitude d’initiative et, ainsi, a ouvert à l’homme un séjour d’exception auprès de lui-même et auprès de la merveille derrière laquelle il lui fallait nécessairement se dérober et s’ehacer pour se découvrir : la majesté des grands taureaux, l’emportement sombre des bisons, la grâce des petits chevaux, la légèreté rêveuse des cerfs et jusqu’au ridicule de ces larges vaches qui sautent. L’homme, on le sait, n’est représenté, et par quelques traits schématiques que dans la scène du fond du puits, étendu entre un bison qui fonce et un rhinocéros qui se détourne. Est-il mort, endormi ? Simule-t-il une immobilité magique ? Va-t-il venir, revenir à la vie ? Cette esquisse a exercé la science et l’ingéniosité des spécialistes. Il est assez frappant qu’avec la figuration de l’homme s’introduise dans cette oeuvre autrement presque sans secret un élément d’énigme, que s’y introduise aussi une scène, comme un récit, une impure dramatisation historique. Mais il me semble que le sens de ce dessin obscur est, malgré tout, très clair : c’est la première signature du premier tableau, la marque laissée modestement dans un coin, la trace furtive, craintive, inehaçable de l’homme qui pour la première fois naît de son oeuvre, mais qui se sent, aussi, gravement menacé par elle, et peut-être déjà frappé de mort *.”

* Maurice Blanchot commente alors le texte de Georges Bataille sur Lascaux. L’amitié, op. cit., p. 19-20.


Tout un aspect de l’oeuvre de Gary Hill peut être lu comme la recherche de ce moment anhistorique d’apparition d’une figure, au bord de l’image sans figure. Il reste d’une certaine façon sur cette marge indécise, sur cet horizon limite de la représentation, au point où elle se substitue à l’homme dans le lieu de la trace, de la marque. L’inscription de l’homme dans son oeuvre engendre son ehacement, et l’émergence de la figure entraîne un tourment infini. Ce maniement, cette palpation des textes de Blanchot éclaire l’image sous son jour le plus maudit ; c’est l’un des foyers brûlants de la pensée qui est impliqué dans la question de l’image, de son bonheur, de son abîme. “L’image, capable de nier le néant, est aussi le regard du néant sur nous. Elle est légère, et il est immensément lourd*.”

* Maurice Blanchot, L’amitié, op. cit., p. 51.