Michel Woelfflé | Leçons de ténèbres


Michel Woelfflé est écrivain, vidéaste, performer. Il participe à de nombreux projets de création dans la rue et autours d’évènementiels. Lisant Blanchot depuis fort longtemps, il nous propose une approche du Très-haut.


1,

Etait-il tard ?… On me voulut dans l’ombre.

Mon visage était-il cette loi ? J’y demeurai pourtant. Je le sentais qui y prenait place. Mes mains ne pouvaient toutefois entièrement le parcourir. Posées sur lui en maints endroits longtemps elles hésitaient. Sous elles, ma chair mon miroir. Et toute chose touchée le devenait. Miroirs oui chaque chose chaque être dans lesquels je voyais se former entre ombre et lumière, la chair. L’impossible aveu de la chair.

Salle d’attente où se défient corruption et fécondité.

Mes mains laissaient libre source au temps. Lignes, os, sang. Entretiens que les miroirs refusent. Jour après jour elles cherchaient la fidélité, mais le temps ne peut promettre. Langue de silence et de nuages. Derrière lui mon visage. Immobile. Horrifié. Découvrant son impatience à envahir mes traits. Mes mains lui appartenaient. A la longue pourtant, elles entrevirent la diversion. Je les vis préférer quelques traces sur les murs. Des relevés, des doutes. Avides de ces pierres s’effritant sous la connaissance. Elles escroquèrent ma pensée jusqu’au grognement.

Elles vidèrent ces murs. Leurs légendes apparurent. Je crus bientôt apercevoir les reflets d’un feu, des lambeaux de mémoire depuis bien longtemps, peut-être peu, sans nom. Sans mot près de mes lèvres. Sans danse. Je tremblais énormément. Tout était suspect. Pendant ce temps je marchais moins ; puis peu. J’exagérais. J’exagère sans doute.

Lorsque l’ombre sembla se désintéresser de moi, mes mains sans hésitation regagnèrent mes poches. Serrèrent le vide. Qui eut pu les croire et que savaient-elles ? Les hommes étaient là dit-on, et certainement on me les montra : un soleil de bras, de jambes qui s’agitaient. Très proches semblait-il. J’approchai encore. Qu’advint-il ?

Leur loi me suivit lorsque je m’éloignai. Pourquoi ? Disparut-il quelque chose avec moi ?… Je parlais seul. J’entendais seul. “Rien n’est. Disparais !” L’ombre et la loi se mimaient. Entre eux le souvenir de ma chair refusée me poursuivait dans l’oubli.

… Je m’absentai, oh Je m’absentai ! Je crois bien que jamais je ne parvins au monde. Je restai enfoui là où ma mère n’accoucha jamais. Jamais je ne me connus. Jamais le monde. Jamais la vie, jamais la douleur. Jamais jamais. Jamais fut ma vie. Je devins ignorant. L’absence disparut de mon nom.

Pourtant on crut me voir. Certaines fois en certains lieux certains se crurent mes amis et témoignèrent m’avoir aperçu. Se souvinrent d’actes où nous étions mêlés. Ils en vinrent à me montrer des photographies. J’apparaissais être un homme, souvent jeune regardant au travers de fenêtres un monde invisible. La belle preuve ! J’écartais des rideaux, rien ne pesait dans ma main. L’image semblait attendre. Respirais-je ? Aucune photo ne le montrait. Personne ne semblait s’en souvenir.

Un jour on me tendit un petit portrait où j’apparaissais inquiet. Etait-il possible que je le sois, je n’avais rien connu. L’étais-je pour cette raison ? Il était difficile de le croire, ma pensée à chaque instant refusait toute objection. Tous aimaient cette image où ils croyaient enfin pouvoir saisir cette douleur qui ressemble le plus à l’homme. Je la multipliais et la fis distribuer. J’en gardais une que je fis agrandir. Pourquoi ? La regarder ne m’offrit aucune réponse. Etait-ce moi ? Je ne respirais toujours pas. Peut être moins.

L’attente est une des formes répétées de l’absence. Elle nous confie aux hasards. Elle tisse une inquiétante foi… elle défigure l’infini d’un visage. Les portraits distribués montraient cette habitude. Ce fut mon sort. Cette vision de moi qui s’étirait comme un reptile. Cette inquiétude sur ce visage que tous s’entichaient à reconnaître, leur fascination, tout m’effaça du monde. Que voyais-je ? Tous pourraient vous le dire désormais.

Je vis soudain un chien. A terre j’aperçus cet animal qui suivit un ange. Cet ange était-il l’invisible souffrance délivrée ? Entre deux mots je pressentais. Je devins ainsi. J’étais et je n’étais pas. Le principe aveugle du chaos. Quelquefois un hoquet dans la bouche d’un homme.

Notez bien que tous ces phénomènes sans m’attrister ne me plaisaient guère. J’eusse voulu parfois aimer. Qui s’en souciait ? On me désirait comme un rêve. Le compagnon d’un rêve. Un simulacre. J’étais chargé des espaces que la solitude refuse. Désespoirs… qui me souffla ce mot multiple ? Il fourmillait de rêves. De magnifiques fourmis au demeurant cruelles et efficaces ne s’interrompant jamais, dévorant ce qu’elles étaient.

L’ennui me poussait au songe. Je me défiais d’être un chien perméable à cet enfer. L’ennui me plaisait. Visiteur immortel. Les damnés que je rencontrai nourrirent le chien et s’échappèrent avec lui. La pitié d’aboyer me fut refusée. Eux, des damnés ! Je fuis. On me rattrapa, on me peignit. Paré de couleurs et de masques, on me cloua. Parfois on me brûlait. Je ne brûlais pas. On me jetait à l’eau. Je ne coulais pas. Pourtant je ne nageais pas. Je ne me sauvais pas non plus. On fit cela maintes fois. On montrait mes bras vides. Mes mains seules. Ouvertes. Photographies. Ces anciennes processions de l’absence me refusaient toute métamorphose. Mon rêve demeurait. Il obstruait ma mort. Est-ce ainsi ? Qui portait mes apparences ? Qui devinait à ce point mes formes et les recouvrait ? Et d’ailleurs qui faisait ce rêve?

Le rôle de chien me plut. Je sentais le scrupule. J’accourais à la peur, je me défiais de l’innocence au point de la suivre sans cesse. Je la sentais proche des oublis que la mémoire jalouse. Ainsi avais-je ce maître ? Qui n’en a qui ne veut exister ?

Je me roulai dans la morale, je l’affichai. Je la reniai. Je mentais à nouveau. Ce fut sans importance. Vraiment, tout chien doit apprendre cette vertu s’il veut rester fidèle. J’adorais cette vérité. A vrai dire toute chose inutile. Qu’y avait-il d’autre ? Je voyais des hommes : que faisaient-ils ? Ils étaient sans pouvoir et avides. Ils étaient ainsi. Ils voulurent me l’apprendre, mais apprend-on à un chien autrement qu’à obéir ? Ma peau de chien tremblait mais aucun mot connu ne calme cet océan. J’avais mépris d’une chair qui n’était pas la mienne. D’un sang sans parole. Un chien doit mordre s’il veut savoir. J’étais né au milieu de leurs tourments, incapable d’avoir peur et pourtant ne comprenant qu’elle.

Je compris leur dieu. Un chien qui voulait les aimer. Ils appelaient la soumission, je ne préférai rien.

Ce dieu se dressa un jour devant moi, qui peut le croire ? Il me toisait, orgueilleux. Semblable à d’autres les bras ouverts… Paradoxes et ressemblances ne m’émeuvent pas. Je soupirai. Derrière lui le ciel. Toujours plus vaste. Plus simple.

Je l’écartais. J’écartais leur ciel. Je vis le monde. Je lui dessinais un ciel qui venait de moi. J’occupais ce ciel qui m’occupait. Je riais. Qu’avais-je donc tant attendu ? Je ne le sus jamais. Je revins à ce qui fut mon nom. Je revins à l’absence. Puis à la vie.

Un petit soleil neuf descendait le fleuve, j’avançais sur le seuil. Le deux mille deuxième hiver d’un matin inconnu. Désormais je connaissais mes rêves. Mes rêves ne quittent pas mes yeux. La fatigue de les avoir portés, sauvés des nuits, descendait le fleuve là-bas… Je ne fermais pas la porte. Qui l’avait close ?

J’écrivis que je la connaissais.

Je le lui écrivais mais je ne parlais pas d’elle.

Je sus que ma mémoire confluait à l’ombre.

Alors j’entendis.

“Ta bouche était ce puits où se jettent les morts. Pierres qui tarissaient tes sources. Tu honorais le désespoir. Tu sais désormais que la solitude a toujours un passé qui combat l’amour. Ta chute est celle des larmes refusées. Crois en cette source qui te revient.”

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2,

Maurice Blanchot n’écrit pas. Maurice Blanchot n’a jamais écrit aucun livre. L’écriture est à Maurice Blanchot ce que le coquillage est au bernard-l’hermite. La pensée de Maurice Blanchot habite l’écriture comme si celle-ci était une coquille vide. Ecrire c’est habiter, c’est mettre en mouvement une forme vulnérable. Mais c’est aussi, hélas laisser une trace. Alors il y a le recours à l’ombre. Crayonner, meure le plus d’ombre possible sur la lumière des mots. Retourner aux ténèbres originelles. Celles qui ne connurent point la lumière. S’enfoncer dans les profondeurs sous-marines, faire de la coquille de l’écriture la protection nécessaire pour s’enfoncer vers les lieux qui ne connurent aucun corps, aucune image, aucun mot, aucun son. Les lieux sans conscience que les mots de la conscience ne supportent pas. Cette profondeur est absence. Absence à tel point qu’elle ne connut pas le chaos. Ici la matière de l’homme est toute matière. Sans aucune trace, sans aucun espoir, sans aucun désespoir. Ecrivant Maurice Blanchot libère la première trace de vie, l’ombre jusqu’à ce que ne subsiste plus que le doute, ou l’efface si il s’avère que prenne forme un visage qui lui ressemblerait. Rien ne doit apparaître qui puisse situer l’horizon de celui qui écrit. Rien ne doit faire miroir, car tout miroir est écran. Ce n’est pas le ciel qui suggère l’infini. Il n’y a pas de ciel.

Ainsi Thomas pénétrant l’eau et nageant – comme le rameur, sans ramer – libère nos angoisses en n’en ressentant aucune. Là encore la perméabilité de l’être lui permet l’expérience consciente de la fusion. Se pose la question de l’instinct. Thomas-Blanchot est-il sans instinct de conservation ? Je ne suis pas qualifié pour répondre. Je suggère que le tigre ne se dévore pas lui-même. Que l’abeille ne vole pas son propre miel. Que la création ne refuse pas celui qui (re)vient vers elle. S’agirait-il d’une pirouette que de dire que nous sommes en elle comme un Thomas dans l’eau. Qu’écrire, (trouver sa coquille) c’est dire oui. C’est répondre à l’appel, au vertige.

Maurice Blanchot écrivant ne partage pas. Le vertige, l’appel ne se décrivent pas. La durée elle-même est une toile qui capture l’univers. Au fur et à mesure de l’avancée la toile derrière nous disparaît, mais il n’y a pas de chute. Nous sommes ce point de non-retour que Kafka désignait comme étant celui qu’il fallait atteindre. Nous n’allons nulle part. L’écriture est une trace que l’œil comme un désert absorbe, que la pensée dissimule dans ses sables. Thomas immergé ne nage que pour apprivoiser notre pensée. Il mime. Il invente la mer. C’est un plasma. Celui que nous invoquons pour Dieu. Par le mot Dieu. Ici “résumé ?” par le mot livre. Les mots construisent, puis détruisent. Fluent et refluent… Repoussent la propre matière infinie de l’homme, celle qui conçoit et déconçoit la mer, l’homme. L’homme et sa nage. L’homme et sa geste. Thomas l’imposteur est un livre qui nous apprend à nager.

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3,

Je vais l’écrire comme je le vécus, car l’écriture n’est pas faite pour expliquer. Il faut bien que les mots fracturent la pensée et reconstituent le chaos. Il faut bien que l’on soit obligé de se réveiller. Dormai-je ? Je n’en suis pas sûr. Nous nous rendons compte de si peu de choses que je ne suis pas non plus certain que nous ne soyons pas tous morts et que nous ne le sachions pas.

Je voulais qu’il m’arrivât ce que je ne comprenais pas
Je le voulais.
Mes rêves à ce propos se brisaient et cherchaient a me réveiller
Je n’eus de cesse que soulevés de toutes parts
Ils forment de ma vie des blocs du pire chaos de pensées qui soit
Mais enfin c’était cela
Je désirai le chaos – il apparut

J’allumais.
L’Oeil crevé de vitraux
L’Oeil rempli de sable
L’Oeil silice

Je me précipitai contre moi-même
Avais-je donc, besoin de tant d’ennemis ?
Mes nerfs ne sont pas faits pour la paix
Ils l’ont je ne sais pourquoi
En Sainte Frayeur

Qu’adviendrait-il s’il y avait en moi la paix ?
Ils ne le veulent savoir
Blanchot me montra cela

Mon instinct dans tout mon corps qui est au-dela de ma pensée me le commande ainsi.
Refuse.

Et ma Vie qui est au-delà de tout ce que je ne connaîtrai jamais, refuse. Obéissant à mon nerf aveugle et invisible. Despote d’une âme en fuite et qui me hait sans me connaître. Oh ! je ne dis pas que toutes ces choses ont tort et qu’il n’y a pas ça et là dans tout cela de forts beaux arbres qui guident mes pas et dominent ce qu’il faut craindre. Mais ma pensée veille au milieu d’eux. Je la vois faire le tour des troncs sitôt qu’elle s’habitue. Elle connaît les bucherons. Les hommes qui aiment les forêts d’hommes couchés.

Et les arbres regardent mes mains vides et je pense moi aussi qu’aujourd’hui est venu me voir un homme fatigué.

Je sais désormais ce qui me concerne. J’ai perdu. Mais j’ai cela. Et sinon je n’aurai rien eu. J’ai été dressé à me soumettre et ne me soumets pas. Je me soumets donc à n’être pas.

Où est donc ce dieu qui dans l’enfance me délivrait ?

Quand je jetais mon visage au fond du puits, en fragmentant les eaux sur la terre, je ne pensais qu’à ce qui allait germer
J’ai vu sur l’arbre de printemps dans le parfum de ses fleurs
Tous les chemins de la Vie