Philippe Bentley | Empreinte du mouvement


Philippe Bentley est danseur et chorégraphe avant d’ouvrir une galerie d’art contemporain et médiéval. Elle se dénomme Artenostrum, possède un site et se trouve à Dieulefit, dans la Drôme. Au détour d’une discussion, il me dit avoir été profondément influencé dans son travail de chorégraphie par un livre de Blanchot : Le livre à venir. Nous lui avons demandé d’expliciter ce mystère, comment un livre de littérature sur la littérature peut-il être transcriptible dans le corps, et le mouvement. Voici sa réponse.



1,

C’est le texte de M Blanchot qui a été essentiel pour ma démarche, dans le Livre à venir.

(A propos de Proust) : [c’est] l’essence même de la littérature qu’il a touchée, éprouvée à l’état pur, en éprouvant la transformation du temps en un espace imaginaire (l’espace propre aux images), en cette absence mouvante, sans événements qui la dissimulent, sans présence qui l’obstrue, en ce vide toujours en devenir […]

[…] là où il ne s’agit plus de faire de psychologie, mais où au contraire il n’y a plus d’intériorité, car tout ce qui est intérieur s’y déploie au dehors, y prend la forme d’une image. Oui, en ce temps tout devient image, et l’essence de l’image est d’être toute au dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et plus mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence-absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes […]

[…] Toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent dans un commencement si abrupt qu’il vous coupe le souffle, et toutefois se déployant comme le retour et le recommencement éternel […], tel est l’événement dont le récit est l’approche. Cet événement bouleverse les rapports du temps, mais affirme cependant le temps, une façon particulière, pour le temps, de s’accomplir, temps propre du récit qui s’introduit dans la durée du narrateur d’une manière qui la transforme, temps des métamorphoses où coïncident, dans une simultanéité imaginaire et sous la forme que l’art cherche à réaliser; les différentes extases temporelles.

2,

J’ai écrit un texte à propos d’une “performance” créée pour la semaine d’art contemporain de Montélimar le 25/10/1991, performance qui avait pour titre : Dans l’esprit du nègre de l’auteur c’était ” moi ” le héros, et qui était insérable dans le triptyque Angélus, Quanta.

Nous tentons d’établir une écriture à plusieurs voix où danse et images (décors, films sur différents supports, textes…) procèdent de la même source et sont pensées ensemble.

De ce travail sur la représentation se détache une danse, figure abstraite du désir et non d’une expression, qui cherche à rendre sensible l’empreinte du mouvement.

En même temps qu’il met en scène des “écarts” : images redoublant la danse ou la fragmentant en une autre continuité ; inversion fonds-forme où le double n’est plus le thème mais le dispositif ; décalage entre la charge narrative immédiate de personnages (cow-boy, indien) et l’abstraction de leurs mouvements… Le triptyque Angélus Quanta prend chair dans un climat d’images discrètement épouvantables portées par la présence déliquescente d’un couple de performers ou celle singulière de jumeaux ou par d’autres figures de l’unité et de la (non) séparation.

3,

Explications.

Les spectacles que j’ai réalisés (en collaboration avec Nathalie Demêmes) étaient “polyphoniques” au sens où “l’action” était aussi bien portée par les images, ou bien la danse, les textes en voix off, la musique, les décors. Les images à proprement parler (images projetées sur écran, écrans vidéos sur scène, peintures en décors etc.) jouaient un rôle au moins aussi important que la danse, ou la présence de “performers” non danseurs.

La musique pour piano hommage de Gavin Bryars était un des morceaux utilisés pour un passage plus dansé que d’autres où à mon avis on pouvait sentir l’empreinte du mouvement (voir mon texte) et cette chorégraphie me semble en osmose avec cette avant-dernière phrase d’un livre de Blanchot : comme il est immobile celui qu’elle suit.

Phrase qui à elle toute seule ouvre pour moi un horizon chorégraphique infini.